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Je dus lui dire bien souvent en substance ce que j’écrivais là pour moi seul. Lui-même il le sentait ; il se le disait, et dans le passage qui le concerne, à la suite de la notice de son illustre père par un Homme de rien, c’est lui qui exigea, de M. de Loménie d’insérer le paragraphe d’avertissement, à son adresse qui, dans le temps, parut trancher avec le ton général du morceau[1].

En chaire Ampère n’était pas éloquent, et l’on a même vu rarement une pareille disproportion entre le brillant causeur de salon qui n’était jamais plus à l’aise que le dos tourné à la cheminée et le professeur traitant des mêmes sujets devant un auditoire. Dès qu’il commençait une leçon, je ne sais quel scrupule le prenait à la gorge : il était tout occupé d’atteindre une mesure, une exactitude qui appartient plutôt à l’écrivain qu’à l’homme de l’enseignement oral, et il n’avait plus rien de son charmant abandon ni de ses saillies, ou si les saillies venaient, c’était à l’état froid, à l’état de notes préparées. Il ne regardait pas ses auditeurs, même quand il relevait ses lunettes ; la direction de son regard comme de sa parole semblait se retourner sur lui-même comme dans un soliloque. On aurait dit qu’il se chicanait sans cesse, qu’il était en altercation avec je ne sais qui du dedans. C’était excellent de fond et même de forme et de diction, mais pénible. Il n’allait que bride en main. Lorsqu’il avait à traversée des endroits plus difficiles, comme il en est dans la littérature du moyen âge, il redoublait de lenteur et marquait le pas au lieu de le doubler et de passer rapidement. Ce qui a fait dire à l’un de ses auditeurs d’alors dont j’ai le carnet sous les yeux (il n’est rien de tel que ces impressions du moment et de la minute) :

  1. Voici ce paragraphe extrêmement vif et spirituel ; on ne saurait mieux dire : « Malheureusement pour ceux qui sont impatiens de voir achever cet important ouvrage (l’Histoire de la Littérature française), M. J.-J. Ampère a pour les recherches purement scientifiques une passion qu’il tient de son père, passion qui chez lui rivalise perpétuellement avec la vocation littéraire, qui l’agrandit et l’élève, mais en même temps la traverse et la refroidit parfois. Nul homme n’a jamais été dévoré plus que lui de la rage du savoir en tous genres. Tout connaître semble être le but de sa vie ; chaque nouvelle étude lui apparaît comme un nouveau monde dans lequel il se lance avec une ardeur de découvertes qui lui fait mettre de côté pour un temps les études antérieures. Or il y a bien quelque inconvénient attaché à cette diversité de poursuites. On peut faire ainsi énormément de chemin sans avancer en proportion ; et, si élevé que soit le rang occupé par M. J.-J. Ampère dans le monde littéraire et savant, sa renommée eût gagné peut-être, s’il eût un peu plus concentré ses travaux. Aujourd’hui que le voilà dans la maturité de l’âge et du talent, ses amis désirent ardemment qu’il fasse enfin converger vers un but suprême toutes les forces d’un esprit duquel on a le droit d’attendre de grandes choses. Jusqu’ici on n’a su vraiment où prendre M. J.-J. Ampère : quand on le cherche au nord, il est au midi ; il annonçait du Scandinave, et il donne de l’égyptien ; hier il faisait de la poésie, aujourd’hui il fait de la linguistique ; vous attendiez de la littérature française, voici de la littérature sanscrite ou chinoise. Après sept voyages, Sindbad-le-Marin se fixa enfin dans les murs de Bagdad. »