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les fois que j’y songe, de penser que le travail immense, spirituel et judicieux auquel il s’était livré, n’ait point pris la forme d’une œuvre suivie et définitive, d’un monument, et que ce qui était fait et comme bâti déjà n’ait pas été cimenté et fixé.

Je sais bien qu’on a trois volumes, l’Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle (1839-1840) ; mais ces trois volumes n’étaient qu’une introduction, une première assise, une sorte de coupe architecturale dessinant de profonds et laborieux fondemens ; la langue et la littérature française sortaient à peine de terre à la fin du troisième volume. Ampère allait commencer véritablement et dresser le corps de l’édifice lorsqu’il se découragea. L’insuccès de ces trois premiers volumes, qui aurait pu se prévoir, agit plus que de raison sur cette imagination mobile. Il ne sut pas se dire que ce peu de débit était inévitable, que l’œuvre ne pouvait prendre sur le public et commander l’attention que quand elle serait à son milieu, en pleine période française, et qu’alors, seulement alors, mais certainement aussi, elle se classerait en entier d’un même cran et d’un même niveau. L’introduction, se relevant après coup et acquérant tout son prix, aurait suivi la fortune de tout l’ouvrage.

Ampère donc, tout en continuant de professer son cours, se découragea de le rédiger et d’y mettre la dernière main pour le public des lecteurs. Il obéissait de plus dans ce dégoût à une disposition de son esprit. Quelqu’un a dit : « Tout le feu d’Ampère se passe dans la recherche, et il ne lui en reste rien pour l’exécution : en cela, il n’est pas artiste. » Sentant de la sorte, qu’y a-t-il d’étonnant qu’à un gros livre, œuvre combinée de bénédictin et d’écrivain, qui demandait des années de composition et dont les trois premiers tomes avaient eu le tort d’être remarqués des seuls lettrés et de peser à l’éditeur, qu’y a-t-il d’étonnant qu’il ait préféré de rapides récits de voyages qui l’amusaient à faire à la fois comme voyages et comme récits, et qui réussissaient à bien moins de frais ?

Je sais encore qu’il y a des lecteurs (et c’est le grand nombre aujourd’hui) qui trouvent qu’Ampère a suffisamment rempli sa tâche littéraire en étant un voyageur érudit et agréable ; il en est même, de ceux qui l’ont particulièrement étudié (comme le prince de Broglie ou M. de Saulcy), qui estiment que tout s’est passé pour lui au mieux dans sa carrière errante, et qu’il n’y a sur son compte à avoir aucun regret. Ceux qui l’absolvent ainsi sous forme de louange font trop bon marché, selon moi, de la valeur de l’homme et de l’étoffe première qui était en lui. Si je suis plus exigeant qu’eux à son égard, c’est que je le connaissais peut-être davantage. Quand je vois quels éloges ont été donnés à l’estimable M. Victor Le Clerc pour son appliqué et patient discours sur la