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personnelles des gouvernans de la Russie sont en ceci pleinement d’accord avec le sentiment du pays, tel que le définissait naguère le prince Gortschakof.

La Prusse est évidemment aujourd’hui la seule puissance animée d’une ambition agressive et qui soit disposée à poursuivre son but d’agrandissement sans souci du droit et au prix de la guerre. J’ai dit tout à l’heure quelles raisons me font penser que cette ambition est, quant à présent, assez satisfaite, et la Prusse assez préoccupée de s’établir dans sa nouvelle situation pour ajourner à un temps indéterminé ses désirs ultérieurs. Les dispositions personnelles des deux hommes qui gouvernent la Prusse s’accommodent volontiers de cet ajournement. Je dis des deux hommes, car je connais trop peu les militaires prussiens qui se sont signalés dans la dernière guerre pour bien apprécier leurs intentions et leur influence dans leur patrie ; le roi Guillaume Ier et M. de Bismarck sont les deux seuls Prussiens dont l’action politique soit connue de l’Europe et paraisse décisive. Le roi Guillaume est essentiellement un honnête homme, un conservateur sincère, par conviction comme par habitude, et qu’on aurait, je crois, bien étonné, il y a trente ans, si on lui avait dit à quelles violations du droit public, à quelles usurpations sur des princes amis et des villes libres allemandes, à quel bouleversement de la constitution de l’Allemagne il se prêterait un jour. Il a fallu toute la puissance de l’esprit national prussien et de la part de M. de Bismarck un habile et persévérant travail pour surmonter les scrupules comme les souvenirs royaux, et pour faire, avant toute conquête en Allemagne, la conquête, en Prusse, du roi de Prusse lui-même. Le but a été atteint ; en dépit du droit public et des anciennes amitiés, les passions de la nation prussienne et le savoir-faire de M. de Bismarck ont fait de leur roi un envahisseur et un conquérant.

Pourtant le roi Guillaume n’est pas changé. Il s’est prêté à tout ; il a attaqué l’Autriche, envahi le Hanovre, pris violemment Francfort ; il croit avoir rempli son devoir envers la Prusse, et obéi au dessein de Dieu sur son peuple et sur lui-même. Il n’a point, dans son attitude et son langage depuis la bataille de Sadowa, l’arrogance et les prétentions illimitées d’un vainqueur ; il s’est établi avec modestie dans sa nouvelle situation. Ni son caractère, ni son ambition personnelle, ne provoqueront de nouvelles guerres ; il reste un prince modéré et ami de la paix.

Quant à M. de Bismarck, je ne relèverai que deux faits. Au dehors, après avoir recueilli les fruits d’un grand succès, il s’est arrêté ; il s’est hâté d’accepter des limites à sa victoire et de la consacrer par la paix. Au dedans, il était avant la guerre en lutte