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de grandes forces entre les mains d’un grand pouvoir, encore plus grandes pour la guerre que pour la paix, et l’Europe serait bien imprévoyante ou bien malavisée, si elle ne portait pas constamment sur ce gouvernement et ce peuple des regards attentifs.

Mais à côté de ces forces la Russie a de grandes faiblesses : elle est beaucoup moins riche, moins industrieuse, moins organisée que ses rivaux européens, moins bien pourvue de moyens de puissance matérielle, et moins habile, moins prompte à les déployer dans une œuvre spéciale ou à les concentrer sur un point donné. Elle est de plus engagée à l’intérieur dans des réformes, ou pour mieux dire dans des révolutions sociales qui font honneur à son esprit de justice et de prévoyance, mais qui jettent dans la société russe et dans son gouvernement de l’hésitation et de l’embarras, même quand elles ne les troublent pas violemment. A l’extérieur, la Russie a sur ses frontières asiatiques des luttes fréquentes à soutenir, soit avec des peuplades mal soumises, soit avec des nations à demi barbares, et sur sa frontière européenne elle est condamnée à dompter, c’est-à-dire à anéantir par un despotisme impitoyable des vaincus héroïques qui ont la sympathie persévérante de l’Europe, même quand elle ne fait rien pour eux.

Un gouvernement aux prises avec de telles affaires n’est pas très disponible pour l’ambition et la conquête dans ses rapports avec des voisins puissans et disposés à se méfier de ses desseins. Aussi le gouvernement russe est-il en réalité remarquablement réservé, prudent, patient, en même temps qu’ambitieux. On parle beaucoup de ses menées au dehors, tantôt pour ébranler, en les agitant, les états voisins sur lesquels il a des vues, comme la Turquie, tantôt pour satisfaire et encourager les populations qu’il regarde comme sa clientèle et prêtes à devenir ses instrumens, entre autres les Grecs et les Slaves. Je ne doute pas de ces agitations ; mais j’incline à croire que le plus souvent elles sont ou spontanées, dans l’espoir que tôt ou tard la Russie les appuiera, ou provoquées par les correspondances et les influences du peuple russe lui-même plutôt que par son gouvernement, et je ne serais pas surpris que l’empereur Alexandre II et ses ministres en fussent souvent aussi inquiets que satisfaits. Le peuple russe a, quant à ses relations européennes et ses destinées futures, des passions et des ambitions plus ardentes, peut-être, plus pressées surtout que celles de ses maîtres. En causant un jour avec l’un des hommes les plus éminens, par le caractère comme par l’esprit, de la diplomatie russe, le baron Pierre de Meyendorf, longtemps ambassadeur à Vienne et à Berlin, je lui témoignais un peu de surprise de l’acharnement de l’empereur Nicolas contre les Polonais. « Vous ne savez donc