Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/27

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

La dernière journée qu’Ampère passa avec Goethe, et que je lis racontée par lui dans le Globe du 31 juillet 1827, n’a jamais été reproduite dans ses Mélanges, car ses Mélanges, recueillis d’abord par lui-même, l’ont été, selon son habitude, à la hâte et fort négligemment.


« Je n’oublierai jamais surtout, disait-il, le jour où je lui ai dit adieu. Il était dans une petite villa qui touche au parc du grand-duc : il a consacré ce modeste séjour, il y a quarante ans, en y écrivant Iphigénie, et il en a planté tous les arbres. Il pouvait être cinq heures du soir : assis sur un banc à l’extrémité de son petit jardin, il jouissait de la vue du parc et de la beauté du jour et de l’heure. Je m’assis sur ce banc à ses côtés ; une émotion mêlée de respect, d’attendrissement et de tristesse m’empêchait de parler. Je le regardais, je l’écoutais avec recueillement ; j’admirais en silence la vivacité de ses souvenirs, les grâces de son esprit, la sérénité de son âme ; il me montrait les grands arbres qui s’élevaient au-dessus de nos têtes. « On est bien hardi de planter un arbre, » disait-il en souriant. Tout à coup Goethe se leva comme pour éviter le commencement d’une impression triste, et comme je m’approchais pour le saluer, il m’embrassa et me donna un livre en souvenir de lui. Je m’éloignai rapidement, le cœur plein d’une émotion difficile à décrire. Je fus au théâtre : on donnait la Marie Stuart de Schiller ; le génie du grand poète et le charme de la belle reine furent dignement représentés par Mme d’Heygendorf. À la fin de cette soirée toute poétique, je me promenais dans le parc avec le fils de Goethe et quelques amis ; nous approchâmes de sa petite maison sans faire de bruit. Tout se taisait ; mais une fenêtre était encore éclairée. Là il veillait. Peut-être il ajoutait d’une main presque octogénaire une dernière perfection à ses ouvrages ! Peut-être il repassait cette journée ; peut-être il donnait un souvenir fugitif à cette heure où je lui ai dit adieu !

« Je m’arrête, monsieur ; il est difficile de ne pas se laisser entraîner à quelque émotion quand on parle des souvenirs les plus doux et les plus mémorables de sa vie. »


Notre siècle aime ces détails intimes, il n’en a jamais trop. Ne serait-il pas permis toutefois de relever ici une sensibilité littéraire un peu prolongée, une émotion un peu voulue et un peu factice ? Ampère ne s’en est pas toujours préservé.

On sera peut-être curieux de savoir comment Chateaubriand, qui régnait dans le salon de Mme Récamier, accueillait ces louanges en l’honneur de Goethe, et cette admiration qui tenait du culte et qui s’adressait de son vivant à un autre que lui. Quelques remarques ici, pour ceux qui tiennent à savoir les nuances de société (et nous sommes en ce moment avec un littérateur, homme de société), ne