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libéraux, aucun des partis qui se disputent la sympathie nationale n’est possédé de la fièvre belliqueuse ; la nation elle-même y est encore plus étrangère que les partis ; son expérience du passé l’en détourne ; ses espérances pour l’avenir la portent vers d’autres sources d’activité, de bien-être et de grandeur. Si la guerre devait ressaisir l’Europe, ce ne serait certainement pas la France elle-même qui en prendrait l’initiative et y provoquerait son gouvernement ; aujourd’hui plus encore qu’en 1852, « la France désire la paix. »


III

L’Angleterre n’a pas subi les mêmes épreuves que la France, et c’est par d’autres raisons qu’elle aussi elle est pacifique, la plus pacifique des grandes nations européennes. S’il y a un fait rare dans le monde, c’est qu’au lieu d’enivrer les hommes, individus ou nations, la puissance et la grandeur les modèrent et les contiennent. C’est pourtant ce qui arrive de nos jours en Angleterre. Il y a vingt ans, si je ne me trompe, une sédition grave éclata dans l’une des colonies anglaises, — l’île de Ceylan. Le gouverneur, lord Torrington, la réprima fermement, d’autres dirent rigoureusement ; un prêtre bouddhiste fut exécuté. Ces rigueurs firent grand bruit à Londres, où je me trouvais alors ; lord Torrington fut très attaqué. J’en causais un jour avec M. Gladstone. « Que voulez-vous ? me dit-il ; il est impossible de gouverner nos colonies comme on le faisait autrefois ; tout ce qui s’y passe, tout ce que font leurs gouverneurs est aussi répandu, aussi discuté, aussi critiqué en Angleterre que si cela se passait à Londres même ; la responsabilité du gouverneur d’une colonie à mille lieues d’ici est aussi étendue, aussi vive, aussi minutieuse, aussi difficile à porter que celle d’un membre du cabinet présent tous les jours dans nos chambres. Cela n’est pas praticable : on ne juge pas de si loin, ni si vite, ni sur quelques lettres et sur des bruits publics les actes d’un homme absent sur un théâtre presque inconnu ; cet absent ne supporterait pas le poids de son pouvoir, s’il se sentait à chaque minute responsable à ce point de ses moindres démarches ou paroles devant des juges si éloignés et si peu informés. Au degré où sont parvenues aujourd’hui la publicité et la responsabilité, à quelque distance que se passent les faits, il faut que les colonies se gouvernent à peu près elles-mêmes, et que la métropole n’ait pas à répondre tous les jours, à toute heure, de tout leur gouvernement. Ce sera un régime colonial nouveau à établir ; mais où ne faut-il pas du nouveau aujourd’hui ? »