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d’ailleurs élève particulier de M. Guizot (quand celui-ci ne faisait qu’arriver de Genève), n’était point, à proprement parler, un échantillon de droite lignée française, et ne pouvait faire en rien concurrence à son compagnon. Ampère apparaissait donc dans tout son relief comme le pur et vif organe, le représentant de l’esprit français nouveau. Ce fut fête à Weimar pour le recevoir : il y eut tout d’abord un grand dîner en son honneur ; on y causa de tout ; on y passa en revue tout ce que la France d’alors possédait ou promettait de distingué et d’illustre, et après le dîner, dans une promenade au bois, Goethe confiait au fidèle Eckermann toute sa satisfaction d’avoir fait connaissance avec Ampère et d’avoir par lui abouché directement les deux littératures.


« Ampère, disait-il, a placé son esprit si haut, qu’il a bien loin au-dessous de lui tous les préjugés nationaux, toutes les appréhensions, toutes les idées bornées de beaucoup de ses compatriotes ; par l’esprit, c’est bien plutôt un citoyen du monde qu’un citoyen de Paris. Je vois venir le temps où il y aura en France des milliers d’hommes qui penseront comme lui. »


Ampère pourra avoir bien des satisfactions d’amour-propre dans sa vie, bien des succès de salon, de boudoir ou même d’auditoire public ; mais cet éloge qu’il méritait à vingt-sept ans restera sa plus belle et sa plus glorieuse couronne.

Et pour la France elle-même, en présence des générations qui ont succédé et par une sorte de contraste avec elles, la génération dont fit partie Ampère restera à jamais honorée par ce mot de Goethe, par cette prophétie, hélas ! trop peu vérifiée. Que sont-ils devenus ces milliers d’hommes qui devaient penser comme lui ? Qu’est-elle devenue cette tradition nouvelle, élargie, féconde, qui, une fois nouée, devait se perpétuer et grandir pour l’honneur de la civilisation et de la libre intelligence ? Combien peu de ces jeunes hommes mêmes, formés dès lors de si bonne heure et si brillans à leur entrée dans le monde des lettres, ont accompli toute leur mission et rempli toutes leurs promesses ! Pourquoi faut-il qu’obéissant à des souffles bientôt différens et contraires, distraits la plupart et enlevés par la politique et les affaires, ils se soient plus ou moins dispersés, qu’ils n’aient pas eu d’action immédiate et directe sur leurs successeurs, et que ceux-ci, obéissant à de tout autres inspirations, quelques-uns pleins d’esprit, de génie même, puissans, prodigieux de veine, aient marché au hasard des temps, aient mêlé la cupidité à l’art, gâté le talent par d’impurs alliages, et n’aient rien créé qui fût tout à fait digne de si orgueilleux débuts, de si florissantes prémices ?