Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/21

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Le point de vue de M. Ampère est très élevé. Les critiques allemands, dans des occasions semblables, aiment à partir de la philosophie ; leur examen et leur discussion de l’œuvre poétique sont tels que leur commentaire explicatif n’est intelligible qu’aux philosophes de l’école à laquelle ils appartiennent : quant aux autres lecteurs, l’explication est pour eux beaucoup plus obscure que l’ouvrage qu’elle veut éclaircir. Au contraire, M. Ampère agit tout pratiquement, tout humainement. En homme qui connaît le métier à fond, il montre la parenté de l’œuvre avec l’ouvrier, et juge les différentes productions poétiques comme des fruits différens des différentes époques de la vie du poète. Il a fait la plus profonde étude des vicissitudes de ma carrière sur cette terre et des situations diverses de mon âme, et il a eu le talent de voir ce que je n’avais pas dit et ce qu’on ne pouvait lire, pour ainsi dire, qu’entre les lignes. Avec quelle justesse n’a-t-il pas remarqué que, dans les dix premières années de ma vie de ministre et d’homme de cour à Weimar, je n’avais, autant dire, rien fait ; que c’est le désespoir qui m’a poussé en Italie ; que là, pris d’un nouveau désir de produire, je saisis l’histoire du Tasse pour me délivrer, en prenant comme sujet tous les souvenirs et toutes les impressions de la vie de Weimar, qui me fatiguaient encore de leur poids accablant ! Le nom (ou la signification) de Werther renforcé qu’il donne au Tasse est d’une justesse frappante. Il n’y a pas moins d’esprit dans ce qu’il dit sur le Faust, lorsqu’il montre que le dédain sarcastique et l’ironie amère de Méphistophélès sont des parties de mon propre caractère, aussi bien que la sombre activité toujours inassouvie du héros. »


Ce fut précisément dans le temps où Goethe s’occupait avec tant d’intérêt du Globe, des articles d’Ampère et de ses amis, que le jeune homme, venant de Bonn où il avait passé quelques mois à germaniser, à suivre des cours, et méditant d’aller dans le nord et en Scandinavie, fit sa visite attendue et prévue à la cour poétique de Weimar. Goethe se l’était figuré, d’après ce qu’il avait lu, un homme jeune encore, mais inclinant vers l’âge moyen : quelle ne fut pas sa surprise en voyant entrer un tout jeune homme dans la vivacité et la fleur du premier épanouissement ! Ampère, en mai 1827, allait avoir vingt-sept ans ; mais, frais et imberbe, il n’en paraissait pas plus de vingt, et Goethe apprit de lui, non sans étonnement, que tous ses collaborateurs du Globe, dont « il avait souvent admiré la sagesse, la modération et le haut développement, » n’étaient guère plus âgés que lui.

Ampère, dans cette visite, était accompagné d’Albert Stapfer ; mais ce dernier, jeune homme instruit, fils de dignes parens profondément marqués eux-mêmes de l’empreinte germanique,