Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 77.djvu/17

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en Allemagne, puis dans le nord, y apportèrent un arrêt et un obstacle, peut-être un brisement et une rupture intérieure : à son retour du nord, il ne retrouva plus celle qui savait si bien l’écouter ; la noble jeune fille si distinguée, et depuis quelque temps promise à un autre, mourait de consomption avant l’autel. Sa mémoire était demeurée à l’état de religion, — faut-il dire de demi-remords ? — pour Ampère. Une tante de la jeune personne, Mme Brack, lui avait fait don d’un moulage en plâtre, figurant les bras et les mains de la morte. Dans ses chambres sans ordre et remplies de livres, Ampère avait un placard caché où se trouvaient ces chères reliques qu’il a été donné à bien peu de ses amis, même de ceux qui vivaient le plus près de lui, de voir et de connaître. J’en puis parler, car je les ai vues et touchées[1].

  1. Mlle Cuvier était au moment d’épouser M. Duparquet, lorsqu’elle mourut le 28 septembre 1827. De bien touchans discours furent prononcés aux obsèques de la noble jeune fille, le 1er octobre, d’abord par M. le pasteur Boissard, dans le temple de la rue des Billettes, puis, sur la tombe même, par M. de Salvandy, que cette jeune mémoire inspira dignement et que je n’ai jamais vu si simple. Des amis intimes de M. Duparquet ont tout fait pour me convaincre (et je suis tout convaincu d’avance) qu’il était parfaitement aimé de Mlle Cuvier mourante, qu’elle l’avait choisi spontanément et en vertu d’un libre penchant, et qu’elle-même avait déclaré à son père, à la date du 19 ou 20 juillet 1827, qu’elle voyait son bonheur dans cette union. Loin, bien loin de moi la pensée de vouloir contredire ou infirmer de semblables témoignages ! J’ai répondu à l’un des amis survivans de M. Duparquet, qui tenait absolument à me faire supprimer la priorité d’Ampère et même à me faire effacer de sa biographie un élément intéressant que je n’étais pas le premier à y introduire : « Il n’y a aucune contradiction entre les touchans détails que vous me donnez et ceux que je tiens d’une autre source également sûre ; il ne s’agit que de les concilier. La vérité est que, de 1824 à 1826, Ampère aurait pu épouser Mlle Clémentine : par la gracieuse préférence qu’elle lui témoignait, il semble tout à fait qu’il n’eut tenu qu’à lui de se déclarer. Sa mobilité de caractère, ce vague besoin qu’il prenait pour de l’indépendance, et qui n’était au fond que de l’assujettissement à l’Abbaye-au-Bois, le déterminèrent à une longue absence. Il se disait que se marier à la fille de M. Cuvier, c’était s’obliger à devenir maître des requêtes, et ce qui s’ensuit. Le mariage, sous cette forme, lui devenait un monstre. On lui disait d’ailleurs, d’une voix bien douce, parlant un peu légèrement de ces préférences de jeune fille, lui murmurait à l’oreille : « Un peu d’absence, et cela passera ! » Il prit donc un grand parti, et le plus grand de tous, il prit la poste. Pour plus de sûreté contre lui-même, pour couper court à toute velléité d’union, il s’en alla passer tout l’automne et tout l’hiver de 1826 à Bonn, et il employa presque toute l’année 1827 à voyager dans le nord. C’est précisément en juillet 1827 que Mlle Clémentine, fière, digne et généreuse, ayant mis à la raison un premier goût, agréa M. Duparquet et lui engagea sa foi. Voilà la vérité. Ampère, comme tous les caractères excessifs et les cœurs errans, eut ensuite des regrets, des remords sous forme nerveuse. Il se ressouvint que Mme Brack, tante de la jeune personne, lui avait écrit au début de son voyage, et quand il n’était encore qu’à Strasbourg, ce simple mot : Revenez ! il n’en avait tenu compte. Bref, l’aimable et un peu. romanesque savant suivit sa destinée, qui était d’être attaché à des femmes idéales sans que cela tirât à conséquence, et de diversifier passionnément l’une par l’autre l’étude et l’amitié.