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le contrôle immédiat de la couronne. L’orgueil de la pairie anglaise est pourtant de se rattacher à un tout i autre souvenir historique. Entre les fenêtres et les fresques de la salle des séances s’étend une rangée de niches destinées à recevoir les statues des fiers barons qui arrachèrent au roi Jean la grande charte. des libertés communes, magna charta commanium libertatum[1]. Chez nous, c’est la royauté qui a triomphé de l’aristocratie ; chez nos voisins, c’est au contraire la noblesse qui a vaincu et limité la monarchie. Ce seul fait met un abîme entre l’histoire des deux pays. La victoire, ayant été obtenue par les efforts combinés de la noblesse et du clergé, tourna tout naturellement au profit de ces deux ordres. Les archevêques, les évêques, les abbés, les comtes, les hauts barons, forcèrent le souverain à les convoquer de temps en temps, et de ce jour-là date l’indépendance de la chambre des lords comme second pouvoir de l’état. Il ne faut d’ailleurs point oublier que, tout en revendiquant leurs privilèges confisqués par le gouvernement de la conquête, les nobles saxons bardés de fer et campés dans les plaines de Runnemede réclamèrent aussi les droits des autres sujets. Dans cette vieille charte était déposé le germe des libertés personnelles et sociales qui font aujourd’hui la gloire du citoyen anglais. Doit-on après cela s’étonner du respect que témoignent nos voisins pour une aristocratie qui sut associer les destinées de la nation aux heureuses conséquences de sa lutte contre le pouvoir absolu ?

En principe et comme institution parlementaire, la chambre des lords remonte très certainement jusqu’à la magna charta ; mais en est-il ainsi des membres qui la composent ? On ne rencontrerait plus aujourd’hui parmi les pairs du royaume-uni un seul descendant en ligne directe des vingt-cinq courageux barons qui conquirent à la pointe de l’épée ce monument de haute sagesse politique. Les Anglais donnent plus d’une raison pour expliquer un tel fait, qui a lieu de surprendre à première vue. Deux puissantes armes ont surtout contribué à frapper de mort civile les rejetons des très anciennes familles : ce sont les lois d’impeachment et d’attainder[2]. Quelques détails suffiront à expliquer le caractère de ces deux genres de poursuites exercées par le parlement sur ses propres

  1. La bibliothèque du British Muséum possède deux très précieux documens : l’un est une adresse des barons, contenant sons forme d’articles préliminaires leurs demandes au roi, et sur laquelle celui-ci a apposé son sceau en signe de consentement. L’autre est la grande charte elle-même. Cette dernière fut signée, selon les uns, à Ruanemede ou Runneymead, une large plaine située sur les bords de la Tamise, dans la paroisse d’Edghara (Surrey), et, selon d’autres, dans une petite île de la rivière qui porte encore aujourd’hui la nom de Charter Island.
  2. Attaint veut dire tacher, flétrir ; l’impeachment est une mise en accusation.