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d’élégance. Il ne maniait le vers qu’en ouvrier assez inégal et dont la facilité même était trop prompte à se satisfaire.

Au nombre des influences vagues, mais ardentes, qui le saisirent à cette première époque, et qui planèrent sur sa jeunesse durant ces deux ou trois années passées entre le collège et le monde (1818-1820), je ne saurais omettre celle de Sénancour et d’Oberman, Sautelet, Frank Carré, Jules Bastide, Albert Stapfer, un ou deux autres encore, tous liés étroitement entre eux et avec Ampère, avaient lu Oberman et s’étaient sentis aussitôt épris d’une admiration mystérieuse et concentrée qui ressemblait d’autant mieux à un culte qu’elle était le secret de quelques-uns. Oberman, dans sa tristesse désolée, est un de ces livres qui tombent des mains tout d’abord, ou qu’on adopte avec ferveur. Le petit cénacle l’avait adopté et en avait fait son Ossian. M. Cousin, à qui cette élite de jeunes esprits était également dévouée, impatient peut-être de ce partage et pour couper court à ce qui lui semblait un engouement, leur avait dit un jour que l’auteur d’Oberman, avec sa mélancolie stérile, ne pouvait être qu’un « mauvais cœur. » Ce mot d’un maître, et qui lui était échappé un peu à l’aventure, étonna et troubla profondément les adeptes, mais sans toutefois les désenchanter. Le temps seul eut peu à peu raison de cette fièvre d’Oberman[1].

Que de choses s’entremêlaient ! que de feux et d’éclairs, que d’impétueux nuages s’entre-heurtaient sur ces jeunes fronts ! Telles étaient les générations d’alors, plus désintéressées du moins et plus enclines à l’idéal que celles d’aujourd’hui. J’en reviens, dans cette histoire de la formation intellectuelle et morale de notre ami, à ce qui devait durer et prédominer. Ce fut le 1er janvier 1820 qu’Ampère fut présenté par M. Ballanche à Mme Récamier à l’Abbaye-au-Bois : il y venait à titre de compatriote lyonnais et de jeune poète plein d’espérances et de promesses. Cette influence de Mme Récamier, comme en un autre sens celle de Fauriel, fut trop décisive sur

  1. Il est difficile de bien juger M. de Sénancour sans avoir entretenu avec lui, par les principaux ouvrages de sa jeunesse, un commerce intime et prolongé. Cet homme de bien, doué d’une sensibilité exquise, que des malheurs précoces avaient encore aiguisée, aurait voulu ramener les hommes que, selon lui, la civilisation égarait, à un état et à des goûts plus voisins de la nature. Lui-même me semble avoir bien apprécié ce que son rôle a eu, à son moment, d’original et d’incomplet, dans la note manuscrite suivante : « Dans ces siècles d’affectation et d’apparence, il aurait pu arriver que je fusse le seul qui entendit, qui voulût entendre ces regrets profonds que l’étude des choses inspire, seule voie sans doute qui puisse ramener les hommes an bonheur. Cependant il s’est trouvé que bientôt après M. de Chateaubriand, qui avait vu l’Amérique, a écrit éloquemment dans ce genre ; Mme de Staël paraît avoir aussi senti l’étendue de nos pertes, mais la société a détourné ses idées ; l’intention de jouer un rôle absorbe toutes celles de M. de Chateaubriand ; le dénûment rendra les miennes inutiles : c’est ainsi que dans tous les genres tout reste à recommencer sur la terre. »