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Et deux strophes après :


« On fit des paquets de leurs vêtemens, puis on larda leur peau ; on les coupa, on les mit en pièces, ni plus ni moins que des herbes taillées menu. »


Avarice et férocité ! on ménage les habits, on met en pièces les corps ! Rien ne manque ici à la couleur nationale, pas même la grossière comparaison des fines herbes !

L’enthousiasme fut général tant qu’on fit la guerre de ce côté du Jura : les villes d’Alsace et les seigneurs d’Allemagne y allaient de franc jeu ; mais quand le danger fut de l’autre côté des montagnes, ils se montrèrent plus froids. Quand l’incendie fut chez leurs alliés, ils furent moins pressés de l’éteindre. Une ballade sur la bataille de Granson se plaint que l’Autriche dorme trop longtemps. Les oiseaux chantent, la ballade crie, mais l’Autriche ne fait pas mine de se réveiller. C’est que le puissant et opulent duc de Bourgogne lui avait fait espérer, ce qu’il avait promis d’ailleurs à bien d’autres, la main de sa fille. Il se faisait un jeu de combattre la jalousie par la cupidité, de diviser par l’appât de son héritage les ennemis que lui faisait sa richesse. Les cantons suisses ne pouvaient épouser Marie de Bourgogne. L’ours de Berne, le taureau d’Uri et la vache d’Unterwalden, ne se laissant pas apprivoiser par cette amorce, se trouvèrent un instant seuls à combattre en face du duc welsche. Ce fut à Granson. Heureusement leur bonne étoile, celle de la liberté, et l’orgueil aveugle du duc Charles furent leur salut. Leurs bonnes montagnes, qui avaient si souvent été leurs forteresses, leur donnèrent encore cette fois la victoire.

Le long du lac de Neufchâtel, le Jura forme des lignes parallèles, qui courent du sud-ouest au nord-est. Ces lieux sont remplis du souvenir de J.-J. Rousseau ; ces montagnes où se joua le sort de la Suisse, il les parcourut en tout sens. Dans la haute vallée par laquelle on avait attendu les Bourguignons, l’auteur de la Nouvelle Héloïse vit la chaîne de fer qui avait été rivée dans le rocher pour arrêter la cavalerie. La gorge profonde où il promenait ses rêveries, les Suisses l’avaient remontée deux cents ans avant lui pour tomber à l’improviste sur l’ennemi. Ces coteaux à travers lesquels ils descendirent et qui portaient sans doute déjà leurs beaux vignobles, ils ont fourni le vin que Saint-Preux aimait trop. De temps en temps, ces montagnes s’inclinent vers le lac : alors les collines tapissées de vignes, les montagnes étagées au-dessus, les bois qui forment en haut une belle chevelure, non plus sombre comme ailleurs, mais brillante et variée, se rapprochent des eaux et s’y reflètent, puis elles s’en écartent encore pour s’en rapprocher