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décisions au milieu de ce travail des nationalités dont elle peut tirer une force, et qui fait aujourd’hui sa faiblesse.

Il est des pays qui n’en sont plus à ce pénible et incohérent apprentissage de la liberté, qui ont bien, eux aussi, leurs conflits, même leurs agitations menaçantes, mais pour qui ces agitations sont les crises naturelles d’un peuple en possession de lui-même. Les élections anglaises et américaines qui se préparent en sont aujourd’hui la preuve saisissante. Dans un mois, en Angleterre, c’est la chambre des communes qui va être renouvelée ; à la même époque, aux États-Unis, c’est le scrutin pour l’élection présidentielle qui va s’ouvrir. Dans les deux pays, on est déjà en pleine campagne électorale, et toutes les passions se jettent dans la lutte avec une animation qui n’a rien d’extraordinaire, mais qui tire peut-être des circonstances un caractère particulier.

Ce qui donne aux élections anglaises une importance exceptionnelle, ce qui fait même qu’elles se présentent un peu comme une énigme, c’est qu’elles vont s’accomplir sous l’empire du dernier bill de réforme. L’Angleterre se trouve aujourd’hui dans une situation à peu près semblable à celle où elle se trouvait au lendemain de la réforme électorale de 1832. Seulement, il y a trente-six ans, c’était la classe bourgeoise et industrielle qui voyait tomber devant elle toutes les barrières et qui entrait dans la vie publique par l’irrésistible droit de ses lumières et de ses richesses. Cette fois c’est l’élément populaire qui passe par la brèche, ce sont les classes ouvrières qui, à certaines conditions et dans une certaine mesure, arrivent à l’électorat par la toute-puissance du travail, de l’intelligence et de la moralité. Le caractère du reform-bill de 1867, c’est d’être moins un remaniement des circonscriptions qu’une extension du droit de suffrage, et le résultat de cette infusion d’un sang nouveau dans le corps électoral, c’est naturellement un peu l’inconnu. Les électeurs nouveaux d’ailleurs n’ont pas manqué de se faire inscrire ; ils n’ont rien négligé pour se tenir prêts à exercer leurs droits sérieusement, comme des Anglais, et un peu aussi comme des hommes qui sont dans la lune de miel de leur capacité politique. D’un autre côté, ce qui ajoute à l’importance de ces élections anglaises, c’est que devant le pays, devant ce corps électoral renouvelé, se présente la plus grave question qui puisse diviser les esprits, cette question de l’abolition de l’église d’état en Irlande que M. Gladstone a fait triompher dans la chambre des communes, et dont la solution définitive dépend aujourd’hui de la manifestation populaire qui se prépare.

Les chefs de partis ont déjà levé leur drapeau. M. Disraeli, au nom du ministère, s’est prononcé fort nettement, quoiqu’avec une brièveté tout officielle, dans une allocution à ses électeurs. Si on a pu croire un mo- ment que M. Disraeli, pour se tirer d’affaire, était homme à déconcerter l’opposition par une volte-face en lui prenant son programme sur l’église d’Irlande, comme il l’a fait une fois pour le reform-bill, on s’est trompé.