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Deux choses sont également frappantes dans ces premiers momens de la révolution espagnole. D’abord l’union qu’on croyait si difficile entre les généraux et qui l’est encore à coup sûr, cette union n’a point cessé un instant jusqu’ici. Serrano et Prim, et c’est visiblement d’eux que tout dépend, semblent marcher d’intelligence. Ils se renferment sans doute dans une certaine réserve qui a quelque apparence mystérieuse ; mais entre eux aucun nuage ne s’est élevé, et on dirait même qu’ils gardent un dernier mot qu’ils ne disent pas, qui est peut-être la raison de leur union. Ce qui est certain, c’est que dès le premier moment le général Prim, dont on pouvait redouter la fougue et l’esprit de domination, n’a point hésité, comme ministre de la guerre, à confier les grandes directions de l’armée aux principaux chefs militaires de l’union libérale, au général Echague, au général Dulce, au général Messina et même au général Cordova, qui, bien que dans l’opposition depuis quelques années, a longtemps appartenu au parti modéré. Ce qui est plus frappant encore, c’est l’ordre qui s’est maintenu à Madrid au milieu du désordre inévitable d’un déchaînement populaire. Sauf quelques excès facilement réprimés, tout se passe le mieux du monde, et ce peuple qui est allé vider les arsenaux pour s’armer quand il n’y avait plus à combattre s’amuse aux ovations et aux parades sans laisser voir rien de menaçant. Il jouit gaîment du triomphe qu’on lui a fait. Seulement il reste à savoir ce que dureront cette union des généraux et cet ordre équivoque du lendemain d’une révolution. On ne va pas loin en donnant des armes aux masses, en les payant, en faisant des emprunts pour ouvrir des ateliers nationaux. C’est ici que les chefs de la révolution peuvent montrer ce qu’ils sont et ce qu’ils ont dans l’esprit. L’œuvre n’est point aisée pour ces aventureux pilotes, cela est bien clair ; mais elle est d’autant plus pressante que les difficultés marchent à grands pas sur eux. Demain peut-être ils vont se trouver en face d’une redoutable crise financière, aggravée par la pénurie de certaines provinces. L’occasion est belle pour eux cependant. Ils n’ont rencontré jusqu’ici ni opposition, ni mauvais vouloir. Par une fortune rare, cette révolution a eu la chance de trouver un assez confiant accueil un peu partout, même parmi les hommes d’affaires. Le crédit espagnol n’a pas été encore sérieusement atteint ; c’est le moment de raffermir cette confiance, de garantir cette révolution non certes par une confiscation des libertés qu’elle promet, mais en l’empêchant de dégénérer en une immense anarchie.

Après cela, cet ordre que les chefs de l’insurrection peuvent maintenir s’ils sont bien inspirés, cet ordre n’est lui-même sans doute qu’une trêve fort provisoire, et la question essentielle, la question du régime définitif de l’Espagne, reste entière. La royauté d’Isabelle II une fois disparue, où aboutira cette révolution ? Rien n’est plus simple, s’écrient à Paris les avocats consultans de tous les peuples en insurrection : l’Espagne n’a qu’à proclamer la république. — Ce n’est point aussi simple qu’ils le