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plupart des glaces qu’ils rencontrent. Ce qui suit est barbare et cruel. Il s’agit de trouver les phoques réunis en troupeaux, alors que les petits sont encore hors d’état de s’enfuir. Chaque homme est armé d’une sorte de massue ferrée de deux mètres de long et d’un couteau. Quand les mères le voient s’approcher, elles plongent d’abord dans quelque fente du glacier ; puis, comme éperdues aux cris de douleur de leurs nourrissons, elles remontent sur la glace pour les défendre, et viennent le plus souvent s’offrir d’elles-mêmes au massacre. Un seul coup sur le nez suffit à tuer le pauvre phoque ou du moins à l’étourdir, et il est alors écorché et dépecé sur place, presque toujours encore palpitant, afin de ne rapporter à bord que la peau et la graisse qui y reste adhérente. Ce retour est la partie la plus laborieuse et aussi la plus dangereuse de l’opération. Souvent le navire est loin ; depuis qu’on l’a quitté, la route aura changé de nature, et il faudra traîner à grand’peine les dépouilles des victimes à travers des obstacles de tout genre. Parfois la glace cède, et l’homme disparaît ; parfois aussi survient une brume épaisse ou une tempête de neige qui ne permet de rien distinguer, et, pour peu que les courans aient entraîné le navire dans une autre direction que celle où on l’a laissé, le pauvre pêcheur a bien des chances de succomber à la peine sous la triple étreinte de la faim, du froid et de la fatigue. Aussi n’est-il pas d’année où l’on n’ait à enregistrer quelque sinistre de ce genre ; mais la saison suivante n’en verra pas moins partir une nouvelle flotte, plus nombreuse chaque fois ; elle compte aujourd’hui jusqu’à deux cents navires montés par plus de 10,000 matelots, car l’irrésistible séduction des coups de dé heureux ne s’exerce pas moins ici qu’aux placers de Californie. Tel navire dans une seule journée a tué plus de 3,000 phoques, et réalisé de la sorte un bénéfice de 45,000 francs en quelques heures. Pourquoi serait-on moins favorisé ? Le mois de mai voit la fin de cette courte et lucrative campagne, de façon que rien n’empêche les mêmes matelots de prendre part successivement dans l’année aux deux pêches des phoques et de la morue. Quant à nos pêcheurs, force leur est de se borner à la morue, les traités nous interdisant d’hiverner à Terre-Neuve, comme il faudrait le faire pour être prêt à chercher les phoques en même temps que les Anglais, en mars.

Dans l’itinéraire habituel des navires de la division de Terre-Neuve, Sydney est l’unique point où l’on échappe à l’envahissement de la morue, et il mériterait à ce seul titre une mention spéciale, si les mérites du lieu ne la justifiaient du reste amplement. Il est impossible de ne pas ressentir le charme du paysage qui se déroule sous vos yeux, lorsque vous arrivez à cette relâche encore