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bien étudier leurs rôles et d’être prêts au temps opportun. Le peuple en masse se faisait acteur quand on devait figurer la marche des Israélites à travers le désert, l’entrée du Christ à Jérusalem, sa comparution devant Pilate. Bientôt les drames de la Passion furent si longs qu’il fallut les diviser en journées, et encore jouait-on à peu près du matin au soir. On adressait au ciel des prières pour qu’il fît beau temps, car tout se passait en plein air. Quelquefois pourtant, à Tours par exemple, et par une légère dérogation aux édits précités, l’église servait encore de scène, mais uniquement pour représenter le paradis céleste, tandis que le paradis terrestre était en avant du grand portail. Le Père éternel et ses anges pouvaient seuls passer librement de l’un dans l’autre.

C’est en France que le goût de la mise en scène se déploie le plus vite. Le théâtre dut représenter le monde, et le représenta selon l’idée qu’on s’en formait, c’est-à-dire divisé en trois compartimens superposés. Le plus élevé, le paradis[1], orné de tapis, d’arbres verts, d’un orgue, servait de résidence au Père, au Fils, au Saint-Esprit, aux anges et aux saints. Au-dessous était le sol terrestre, plus bas encore l’enfer, d’où sortaient et où rentraient les diables et diablotins. Le livret du mystère d’Adam recommande en toutes lettres que, chaque fois que le diable amène une âme aux enfers, il se fasse un grand bruit de chaudrons et de poêlons « qui puisse s’entendre de loin. » En Allemagne, on se contentait à meilleur marché. On se bornait à exhausser le paradis de quelques pieds au-dessus du séjour terrestre. Un tonneau renversé suffisait pour représenter la montagne de la tentation, et un tonneau vide pour figurer le soupirail de l’enfer, d’où le diable bondissait et où il se retirait avec une prestesse des plus réjouissantes.

Déjà le théâtre fournissait des idées, des symboles et des acteurs aux fêtes civiques. D’après Froissart, lorsque Isabeau de Bavière, l’épouse de Charles VI, entra dans Paris en 1389 par le rempart de Saint-Denis, elle trouva sur le faîte de la porte Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, qui l’attendaient entourés de chœurs enfantins chantant avec une douceur merveilleuse. C’était une galanterie de la bourgeoisie parisienne, et quand la litière de la jeune reine passa sous les voûtes, une trappe s’ouvrit, deux anges planèrent sur elle et lui mirent sur la tête une couronne d’or incrustée de pierres précieuses en lui chantant ces gracieuses paroles :

Dame enclose entre fleurs de lys,
Roïne estes vous de Paris,

  1. C’est de là sans doute que vient le nom de paradis donné aujourd’hui aux galeries médiocrement édénesques qui se trouvent tout ou haut de nos salles de spectacle.