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Quelque part que l’on fasse au patriotisme local, on ne comprend guère comment des prétentions aussi exagérées ont pu être formulées officiellement en vue de nous être communiquées.

Chaque année, une petite division navale est expédiée de France à Terre-Neuve pour la surveillance de nos pêcheries, et si dans beaucoup des campagnes de la marine l’éloignement est compensé par l’attrayante variété du panorama, celle-ci assurément n’est pas du nombre. Il faut même avoir vu de près la nature de cette île, unique en son genre, pour comprendre comment a pu y prendre naissance la situation bizarre dont nous avons esquissé l’histoire, comment elle a pu aussi longtemps subsister sans trop de tiraillemens, et comment, selon toute probabilité, elle subsistera encore pendant de longues années. Un pareil partage eût été impossible sur une terre douée même d’une fertilité ordinaire, et nous ne réussissons à le maintenir ici qu’en raison de l’irrémissible stérilité qui paralyse à tout jamais le développement de la population. Le contraste des deux élémens est saisissant : d’une part, on voit les inépuisables trésors de la mer enrichir depuis des siècles de nombreuses générations de pêcheurs ; de l’autre, sur la vaste étendue d’une des plus grandes îles du globe, c’est une succession sans fin de tourbières, de lacs et de marécages, seulement interrompue çà et là par d’épais taillis et d’impénétrables fourrés. Nulle route frayée, nul sentier même dans l’intérieur ; à peine en rencontre-t-on parfois sur la côte, là où les habitations sont assez rapprochées pour pouvoir communiquer : encore à s’y engager sans guide court-on grand risque de passer la nuit dans les bois. La voie de mer en un mot est la seule d’un point à un autre, et c’est à la suivre consciencieusement de baie en baie que consiste la tâche, en général peu compliquée, des bâtimens de la petite division navale dont j’ai parlé. S’enquérir des besoins des pêcheurs, leur prêter quelques ouvriers à l’occasion, prendre note de leurs réclamations, soigner leurs malades, arranger leurs différends avec les familles anglaises vivant sur les lieux, tel est le fond du programme. J’oubliais le service de la poste, qui ne laissait pas cependant de nous occuper, lorsqu’il fallait par exemple, et le cas était fréquent, arriver jusqu’à découvrir le destinataire de quelque lettre adressée comme suit : A monsieur Yvon Nédellec, matelot à bord du navire commandé par le capitaine Morin, défilant dans le golfe.

Ces mouillages que l’on parcourt ainsi successivement se ressemblent malheureusement un peu trop. C’est toujours le même chauffaud, la même grave[1], les mêmes graviers, et par suite un

  1. Corruption normande des mots échafaud et grève.