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SIX MOIS À TERRE-NEUVE.

d’un commun accord reproduit textuellement les dispositions prises au premier congrès. Telle est en effet en deux mots la véridique histoire de notre établissement de Terre-Neuve, l’un des plus curieux chefs-d’œuvre et l’un des mieux réussis que l’on puisse citer dans les annales de la diplomatie européenne : sur cette côte anglaise où l’on ne peut vivre que de pêche, l’Anglais n’a pas le droit de pêcher ; c’est un monopole réservé à la France. Commençons par expliquer rapidement cette anomalie apparente.

Il est bon que l’on sache tout d’abord que les choses ne sont réglées comme nous venons de le dire que sur la moitié septentrionale de la grande île de Terre-Neuve, du cap Saint-Jean au cap Ray. L’autre moitié, embrassant tout le littoral sud, nous est interdite, et reste exclusivement anglaise. Ce partage entre les deux nations existait de fait longtemps avant d’être l’objet d’aucune convention régulière. Il remonte aux premiers temps historiques de la colonie, et dès le XVIIe siècle on trouve les deux établissemens rivaux, l’un ayant son centre à Saint-Jean pour les Anglais, l’autre à Plaisance pour les Français. Les longues guerres qui signalèrent les dernières années du siècle eurent naturellement leur contre-coup dans ces parages lointains. Aussi n’y voit-on qu’expéditions coup sur coup répétées, avec une fortune variable de part et d’autre. Tantôt les Anglais s’emparaient de Plaisance, tantôt au contraire les Français étaient maîtres de Saint-Jean. Ce fut le cas notamment dans l’année qui précéda la paix de Ryswick, en 1696, et ce fut encore le cas plus tard, en 1708 ; nous fûmes même cette fois maîtres incontestés de toute l’île pendant plusieurs années. Tel était l’état des choses lorsqu’intervint le traité d’Utrecht, Anglais et Français étant établis à Terre-Neuve exactement au même titre. les pêcheries françaises étaient d’ailleurs alors de beaucoup les plus importantes. L’article 13 du traité d’Utrecht fixa les limites des deux territoires ; ce fut le premier acte régulier duquel peut être daté l’historique de la colonie. Par cet article, le cabinet de Versailles cédait à la reine Anne la souveraineté entière de l’île ; mais en agissant ainsi ce n’était pas une conquête que nous reconnaissions, puisque les hasards de la guerre, si funestes pour nous en Europe, nous avaient au contraire été favorables à Terre-Neuve ; c’était une véritable concession que nous faisions d’un droit dont nous étions auparavant copartageans avec l’Angleterre : qui plus est, en cédant notre droit de souveraineté et par le même article, nous nous réservions l’usage absolu et imprescriptible de la côte pour nos pêcheries, depuis le cap Bonavista jusqu’à la Pointe-Riche, en passant par le nord de l’île. Les Anglais ne devaient par suite pêcher que sur la partie méridionale du littoral comprise entre ces mêmes limites, et, pour