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des intelligences droites de ne pas ressentir les plus violentes antipathies contre un pareil genre de distraction? Ces raisons, jointes à la répulsion générale que leur inspirait l’ensemble de la civilisation païenne, amenèrent les chrétiens de l’époque militante à déclarer une guerre à mort à tout ce qui s’appelait représentation dramatique.

Cependant à peine le christianisme fut-il vainqueur, que ce rigorisme se relâcha. On ne put empêcher les masses christianisées de rechercher leur plaisir traditionnel; tout ce qu’on put faire fut d’en réprimer l’indécence et d’en bannir les scènes de cruauté. Le IVe siècle vit même paraître la première tragédie chrétienne, le Christ souffrant (Christos paschôn), attribuée à l’éloquent prédicateur Grégoire de Nazianze. A dire vrai, cette première tragédie chrétienne ne vaut pas grand’chose. L’action se passe loin de la scène, elle est racontée au spectateur par des messagers qui se succèdent sans fin. Un bon tiers des vers qui la composent sont volés à Euripide. Cela fait penser à ces nombreuses églises chrétiennes que l’on construisait alors avec les colonnes et les pierres enlevées aux vieux temples. Cette composition fut d’ailleurs un phénomène isolé, et n’eut point l’influence qu’on lui a quelquefois accordée à tort sur les origines du drame chrétien. Ce ne fut pas non plus l’église qui tua le théâtre antique; il tomba tout seul. Per omnes civitates cadunt theatra inopia rerum, dans toutes les cités les théâtres meurent de pénurie, dit Augustin, qui, dans sa jeunesse, les avait fréquentés avec passion. L’appauvrissement graduel des villes et des campagnes, les invasions, la tristesse universelle, le peu d’attrait que la perpétuelle reproduction des scènes antiques devait exercer désormais sur des générations fatiguées, l’absence totale d’hommes capables de renouveler le répertoire, tout hâta la décadence, et, quand le moyen âge commença, la classe, naguère si brillante, si nombreuse, des acteurs voués à l’amusement de la foule ne fut plus représentée que par quelques bandes errantes de jongleurs, gens de réputation équivoque, succédant peut-être sans interruption aux mimes italiens et aux bardes celtiques, mais n’ayant aucune valeur comme artistes. On s’est encore trompé quand on a voulu trouver les origines du drame moderne dans les essais de quelques moines de l’époque carlovingienne, surtout dans les six comédies de la savante nonne Rotswitha. Vers 980, au fond de son cloître saxon de Gandersheim, Rotswitha ressentit l’ambition de remplacer et de faire oublier Térence, qui trouvait, paraît-il, de trop nombreux admirateurs parmi les habitans des monastères. Le latin de Térence fut tout étonné de servir à glorifier la vie des saints, leurs martyres et la supériorité de l’amour divin sur l’amour