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délier son prisonnier elle met au gouvernail. Le héros de ces montagnes et de ces lacs ne devait pas être moins bon pilote qu’habile archer. Il est peu de pays de montagnes qui n’ait un Saut de Roland. Le lac d’Uri montre le rocher plat qui s’est longtemps appelé le Saut de Tell, Tellen Sprung. Par une manœuvre vigoureuse, l’archer approcha du rocher, sauta hors de la barque avec son arbalète, et disparut, dit la ballade, recommandant au vent et aux vagues le tyran, qui mugissait comme un lion en fureur.


« J’avais résolu de punir l’insolence dans le chemin creux. Je bandai mon arbalète, et je me préparai à lancer mon trait.

« Le prévôt, sur un cheval, franchissait le chemin ; je visai à mi-corps. Le coup était bien dirigé, je le frappai à mort avec ma bonne flèche. Il tomba de cheval, et je fus consolé.

« Comme David armé d’une fronde étendit à terre le grand Goliath avec une petite pierre, le Seigneur Dieu m’accorda sa grâce et sa force pour me détendre de la violence et tuer mon ennemi. »


Le second coup de flèche n’a pas trouvé grâce plus que le premier devant la critique. Dans la liste des prévôts autrichiens qui siégèrent au château de Kussnacht, on ne trouve ni un Gessler, ni un nom qui approche de celui-là. De plus, c’est aller chercher bien loin une cachette pour s’y mettre en embuscade. Les dates fournies par les chroniques ne permettent pas non plus de croire que Wilhelm ait pu faire tant de chemin. Ne nous chargeons pas de mettre les ballades d’accord avec les chroniques ; ne demandons pas à des chants populaires plus qu’ils ne peuvent donner. Quand on examine à la loupe de tels documens, on est arrêté à chaque pas. Voulez-vous vérifier par vous-mêmes le témoignage de la chanson ? Gravissez l’Axemberg, si vous pouvez, depuis le Saut de Tell, descendez-en la pente du côté de Brunnen, traversez cette riante vallée qui, vue du lac, présente l’aspect d’un décor d’opéra ; mais ne vous y arrêtez pas. Prenez le Rigi à revers, et suivez ses racines le long des lacs de Lowerz et de Zug ; vous parvenez à ce chemin creux, théâtre du guet-apens ennobli par la poésie et par la liberté. J’avoue que, la fatigue aidant, vous serez disposé à douter de l’épisode final de la légende ; mais ne serrez pas de trop près la tradition populaire, voyez de plus haut dans l’espace et dans le temps. Quand vous avez fait l’ascension du Rigi, vous apercevez au sud-est le revers de cet Axemberg qui fut escaladé.par Wilhelm durant la tempête. Parcourez non plus en réalité, mais du regard, la route franchie par lui ; elle est là, sur votre gauche, étendue comme une immense carte, à deux lieues au-dessous du point où