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qu’il est admirablement rattaché au reste de la légende. La flèche de l’arbalétrier a frappé un coup qui doit inspirer au prévôt la crainte de lui servir à son tour de but. Ayant saisi le mouvement de Wilhelm au moment où celui-ci cachait une seconde flèche dans sa poitrine, il lui demande, en lui promettant la vie sauve, le motif de cette action furtive. La parole de Wilhelm n’était pas moins hardie que sa flèche. « Le premier j’ai osé parler, » dit-il en effet au commencement de la ballade. La seconde flèche était pour le tyran, et Tell l’avoue. Le prévôt, engagé sur l’honneur, ne l’envoie pas à la mort, mais il le fait arrêter, charger de chaînes et déposer dans le fond d’une barque.


« Je pris congé des miens, qu’il me fallait abandonner. Ma femme, mes enfans, m’accompagnèrent de leurs gémissemens ; plus d’un honnête homme pleurait avec eux. Ne pensant plus les voir, je versais bien des larmes sur ce malheur imprévu, qui faisait rire le tyran.

« Il voulait pour mon châtiment me priver de la lumière du soleil, et m’emprisonner pour toujours à Kussnacht, dans son château. Avec force coups et mainte insolence, on me fit prendre le chemin, de ma prison. Dieu ne voulut pas laisser ce forfait impuni : il vint au secours de son serviteur.

« Il donna son ordre au vent, qui vint à nous en tourbillons… »


L’épopée de l’arbalétrier a sa tempête comme l’Enéide et l’Odyssée. Si un poète, grec ou latin, avait connu le föhn, il en aurait fait un dieu terrible. Soudain, dans un ciel bleu comme celui d’Italie, sous un soleil ardent, on voit les cimes des forêts les plus élevées changer de nuance ; c’est la chevelure des bois qui est tournée à revers, chassée par le vent. Cependant les foins, les blés, la verdure de la plaine, demeurent immobiles ou même légèrement agités en sens contraire, continuant quelque temps encore à obéir au soufflé qui régnait jusque-là. Le föhn descend vite : vous en recevez les chaudes bouffées au visage, tandis qu’un peu de fraîcheur est encore sensible à vos pieds ; mais la lutte des vents dure peu. Le vent du midi se précipite alors de tout son poids du Saint-Gothard, et balaie avec force la vallée ; ce föhn n’est autre que le favonius, dont le doux nom a pris une forme rude et heurtée sur des lèvres septentrionales, comme son haleine est devenue violente et sauvage à travers les obstacles des Alpes. Une fois qu’il est maître, le ciel s’obscurcit, les nuages accourent, les eaux du lac sont soulevées. Une demi-heure suffit à cet immense bouleversement. Il a certainement connu ces formidables tempêtes, le poète naïf qui représente le föhn obéissant à la parole.

Comme la barque est ballottée sur le lac en fureur ; le prévôt fait