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nouveauté, qui s’arment jusqu’aux dents de leur philologie pour attaquer les idées reçues. La vieille gloire de Tell a une troisième classe d’adversaires, ceux qui n’aiment pas les héros. Nous vivons dans un temps de critique égalitaire, et nous avons une secrète tendance à penser que ce qui serait au-dessus de nous ne peut pas être. D’ailleurs quel pauvre héros suivant nos idées philosophiques ! Que présente-t-il à la postérité ? Une pomme abattue d’un coup de flèche, une barque dirigée à travers l’orage, un trait enfoncé dans le cœur d’un bailli. On a nié d’abord le fait peu croyable de la pomme, puis la tempête sur le lac. Bientôt le tyran Gessler a disparu du monde des réalités ; enfin c’est Tell lui-même, son nom, sa personne, qui s’évaporent comme une légère nuée aux rayons du soleil : on n’en veut plus. De tous côtés, même en Suisse, même sur les bords du lac de Lucerne, cette image patriotique trouve des iconoclastes. Seuls, les trois cantons primitifs demeurent fidèles à leur glorieux ancêtre. Dans l’enfoncement de leurs montagnes, ils conservent la religion de la chère et vénérable mémoire. Cette vieille terre qui a enfanté la Suisse, tout en admirant l’œuvre de ses enfans plus jeunes, ne veut pas renoncer à son premier-né.

Il y a trois Tellenlieder ou chansons de Tell. Le premier en date, composé en 1477, n’est qu’une glorification de l’alliance des cantons. L’auteur attribue l’origine de la confédération à Guillaume Tell ; c’est sa révolte contre le prévôt du duc d’Autriche qui a donné le signal. Après le récit abrégé du fameux coup d’arbalète, le poète passe aux expéditions de Charles le Téméraire et à l’alliance des cantons avec les ducs d’Autriche et de Milan. Ce n’est donc pas proprement une chanson sur Guillaume Tell, et il importe de noter ce point contre ceux qui raisonnent sur les différences entre cette ballade primitive et la légende complète. Le second est un petit dialogue entre Tell et son fils, la scène de l’arbalète mise en action. M. Arnim, dans son Das Knaben Wunderhorn, l’a copié d’une inscription qui est sur la façade d’une maison d’Arth, derrière le Rigi. Le troisième, œuvre de ce Jérôme Muheim dont nous avons parlé, est le vrai Tellenlied. Quoiqu’il date du commencement du XVIIe siècle, il n’est qu’un remaniement des chants plus anciens, ou une version rimée des chroniques et des traditions orales.

Le philologue pur, celui qui sacrifierait non-seulement Guillaume Tell, mais tous les héros de la terre à la philologie, ne voyage pas. Vivant dans les livres, il connaît mieux Constantinople et Pékin que la ville voisine. Parmi les critiques dont les nombreux ouvrages relatifs à Guillaume Tell forment une bibliothèque entière, il en est plus d’un qui n’a pas vu même le lac des Quatre-Cantons. Celui-ci, sans avoir parcouru les lieux, nie formellement que l’arbalétrier ait