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Noble aveu qui honore le grand artiste et qui oppose un démenti sans réplique à la doctrine excessive de l’influence des milieux.

De ce qui précède, on conclurait à tort que Raphaël n’eut qu’à laisser agir sa muse, et qu’il peignait comme l’oiseau vole, comme la plante fleurit. Ces jolies phrases un peu usées sont en outre profondément inexactes. Les jugemens qu’elles expriment ne reposent que sur de fausses apparences. Qu’on ne s’y trompe pas : de même que Raphaël a eu deux visages physiques dont un seul est connu, de même il a eu deux physionomies intellectuelles, l’une heureuse et inspirée, dont tout le monde parle, l’autre réfléchie, méditative, sérieuse, et sur la fin inquiète et mélancolique, à laquelle on persiste à ne pas faire attention. Parmi ses portraits, on ne remarque et on n’admire que ceux où brille le triple rayon de la jeunesse, du génie et de la gloire. Beaucoup de personnes semblent ignorer l’existence d’une autre image, gravée par Marc-Antoine, où l’on voit en traits d’une poésie navrante quels efforts coûte à l’âme la plus richement douée le complet épanouissement de ses dons. Au milieu d’une salle déserte, entre une toile où rien n’est tracé et sa palette encore vide, Raphaël est affaissé sur un banc. Son front porte avec douleur le poids de ses pensées, le regard de ses yeux caves erre dans le vague ; sous les plis du large manteau qui l’enveloppe, son corps tremble de froid ; ses jambes grêles, chaussées de longues bottes, traînent inertes sur le pavé. Déjà sans doute il est miné par la fièvre qui l’emporta ; mais cette fièvre, mal accidentel, si l’on veut, trouva une proie toute prête, un corps détruit, non par l’excès des plaisirs, — on a fait justice de cette fable niaise, — mais par la fatigue mortelle du travail créateur. Qu’on n’essaie pas de montrer là les restes d’une plante qui a fleuri, puis graine, et qui enfin se dessèche ; il y faut reconnaître les ruines précoces d’une organisation que l’âme libre a dévorée du feu de son activité[1],

« Il doit plus à l’étude qu’à la nature, » dit un jour Michel-Ange en parlant de Raphaël. Ce langage, où perce une pointe d’envie, était plutôt exagéré que faux. Raphaël fut inspiré, qui en doute ? À un moment donné, il peignait avec tant de sûreté qu’il semblait produire la beauté sans l’avoir cherchée. Cependant, quand ses élèves, émerveillés de cette facilité, lui en demandaient la cause : « Je n’ai jamais rien négligé, » répondait-il loyalement. Ce qu’il n’avait jamais négligé, c’était la préparation, l’étude préalable, consciencieuse, prolongée. Cette spontanéité sans pareille n’était

  1. Ce petit dessin de Marc-Antoine est reproduit photographié en tête du volume de M. Gruyer sur les Chambres de Raphaël. Les exemplaires gravés en sont très rares.