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renier son passé honnête et candide. Ce n’est point ici le cas. Mes défauts ont persisté, mon indépendance ne s’est point rangée au joug du convenu, je ne me suis pas réconcilié avec ce qui facilite la vie et allège le travail ; j’ai cherché un chemin, je l’ai trouvé, perdu, retrouvé, et je peux le perdre encore. Si cela m’arrive, je le dirai encore, rien ne m’empêchera de le dire. La contrée idéale que j’appelais autrefois la verte bohème des poètes s’est semée de plus de fleurs à mes yeux, mais les fleurs fantastiques y ont fait de moins fréquentes apparitions. J’ai essayé de trouver le vrai de ma fantaisie, le droit légitime de ma protestation.

J’ai peut-être vu peu à peu la destinée humaine avec d’autres yeux, et reconnu que, dans la période du doute et du découragement, je voyais mai parce que je ne voyais pas assez ; mais je crois sentir avec le même cœur, penser avec la même liberté. Dès lors je ne crains pas que l’ancien moi, qu’il s’incline ou non devant le nouveau, lui cherche querelle ou lui adresse un reproche.

En 1834, il y a trente-quatre ans, j’écrivais à mon cher Rollinat qui n’est plus : « Eh quoi ! ma période de parti-pris n’arrivera-t-elle pas ? Oh ! si j’y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes, quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à travers mes romans ! Quelles pesantes dissertations, quels magnifiques plaidoyers, quelles superbes condamnations découleront de ma plume ! Comme je vous demanderai pardon d’avoir été jeune et malheureux ! Comme je vous prônerai la sainte sagesse des vieillards et les joies calmes de l’égoïsme ! Que personne ne s’avise plus d’être malheureux dans ce temps-là, car aussitôt je me mettrai à l’ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu’il est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement heureux[1]. »

Aujourd’hui, en 1868, il y a bien un vieux ermite qui se promène à travers mes romans ; mais il n’a pas de barbe, il n’est pas stoïcien et certes il n’est pas un philosophe bien profond, car c’est moi. Je ne sais s’il condamnerait et gourmanderait la jeunesse de son temps, si elle était jeune et malheureuse ; mais, chose étrange, cette jeunesse nouvelle rit de tout, elle exorcise le doute au nom de la raison, elle ne comprend rien aux souffrances morales que les vieux, ont traversées, elle s’en moque un peu, et un des plus naïfs, un des plus émus, un des plus jeunes de cette époque de refroidissement, c’est encore le vieux ermite qui la contemple avec surprise.

Le voyageur d’autrefois l’eût maudite, l’époque où nous voici !

  1. Lettres d’un voyageur.