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luttes de la presse, ne s’est pas assez désintéressé des événemens contemporains pour tenir son imagination dans la région des chimères. Il peut avoir, lui aussi, ses illusions ; mais ce sont celles d’un publiciste militant.qui a une foi ardente et précise, qui met à son service les vers et la prose. Le jour qu’il appelle de ses vœux poétiques est le jour de la liberté et de la justice. Il s’est fait le champion non-seulement des vérités proscrites, mais des grandes causes opprimées. L’imagination du poète assiste en témoin et en juge à toutes les iniquités qui dans ces dernières années ont ensanglanté les deux mondes. L’esclavage en Amérique, l’héroïsme de la Pologne, la servitude de Venise, inspirent à M. Laurent-Pichat de vives compositions poétiques. D’autres pièces ont trait à des barbaries qui nous touchent de plus près. Armée permanente, Chair à canon, l’Artilleur, sont des compositions d’un autre genre qui ont aussi leur pathétique. A côté de malédictions lancées contre la guerre, la tyrannie ou l’inhumanité, on rencontre çà et là des poésies plus intimes où l’auteur n’est aux prises qu’avec les tristesses de la vie. De là une certaine variété d’inspirations où l’esprit du lecteur peut se détendre. M. Laurent-Pichat a senti que la colère ne doit pas être l’unique accent d’un livre. La colère peut être intéressante quand elle est un beau transport, mais elle fatigue, si elle devient un état constant de l’âme. M. Laurent-Pichat a le plus souvent évité cet écueil, je n’ose dire pour tant qu’il l’ait évité toujours. Peut-être se révolte-t-il contre trop de choses à la fois. Est-il bien nécessaire, par exemple, de s’attaquer même au ciel, quand nous avons tant à faire ici-bas ? Ce mécontentement un peu farouche afflige le lecteur, qui respecte sans doute la rigide probité du poète, mais qui ne peut partager toutes ses indignations. L’auteur me permettra de le comparer à ces stoïciens du temps de l’empire romain qui se promenaient à travers Rome, le visage chagrin, la démarche contrainte, le sourcil haut, la parole brève et saccadée, en gens accoutumés à ne, dire que la moitié de ce qu’ils avaient sur le cœur, et qui attendaient avec une sombre impatience ces temps heureux où on pût dire ce qu’on pense et penser ce qu’on veut : ubi sentire quæ velis, et quæ sentias dicere licet. Les vers de M. Laurent-Pichat rappellent quelque peu cette poésie romaine, — ferme, sentencieuse, quelquefois d’une belle nudité athlétique, parfois aussi un peu obscure pour être trop avare de mots ; mais rien n’est vulgaire dans ce volume, ni les sentimens, ni les pensées, ni l’art : tout est médité, sincère, d’une tristesse non jouée, et si on éprouve un regret en lisant ces vers, c’est de ne pas y trouver, ce que le poète sans doute ne pouvait donner, les grâces de la joie et les aimables mollesses de l’abandon.


C. MARTHA.


L. BULOZ.