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gens que l’inactivité consume et que l’inspiration éperonne va se précipiter incontinent sur cette proie, sans réfléchir une seconde au plus ou moins d’élémens d’assimilation qu’elle peut leur offrir. Pour un seul qui sera élu, et qui serait de lui-même arrivé tôt ou tard, on en détourne cent en pure perte de leur voie naturelle. On tente des ambitions qui s’ignoraient, on promène devant les yeux des plus médiocres des mirages d’avenir et de fortune. Hélas ! que de cruelles déceptions au jour du jugement, combien de manuscrits qui ne demandaient pas à naître, et dont l’encre, humide encore, n’aura pour se sécher que la poussière des éternelles nécropoles ! C’est une question qui durera toujours, celle de savoir si dans les arts l’obstacle même n’est point une nécessité ; mais les apparences surtout nous gouvernent. Habitués à nous payer de mots, nous prenons au sérieux toutes les promesses, et c’est assez pour nous de nous agiter dans le vide et de travailler comme l’écureuil dans sa cage. Les concours ont en général un beau départ, c’est à l’arrivée qu’il les faut voir, lorsque les athlètes distancés, fourbus, se comptent par vingtaines, et que, sur tant d’appelés, un seul triomphe, lequel d’ailleurs l’eût invinciblement emporté en tout état de cause, car le talent finit toujours par se soumettre les circonstances. Il est ou n’est pas. S’il n’est pas, tous les concours du monde perdront leurs votes, et, s’il est, finalement il prévaudra par cette loi virtuelle qui fait que toute force atteint son niveau, et que rien ne demeure ignoré de ce qui mérite d’être connu.

Une lettre de M. Sainte-Beuve qui a couru toutes les gazettes, musicales et autres, nous a fait lire l’agréable volume que M. Pougin vient de publier sur Bellini[1]. Il n’est jamais trop tard pour revenir sur certaines figures, celles de Bellini conserve à travers les temps son charme et sa poétique individualité. En Italie, où les facultés dramatiques d’un compositeur commencent à s’exercer dès le premier âge, où le théâtre, partout ailleurs terme d’une activité plus réfléchie, prend en quelque sorte les vocations au berceau, deux hommes, Pergolèse et Bellini, ont eu le singulier privilège de renchérir encore sur l’habitude, de personnifier la grâce juvénile et d’être une exception dans l’exception. De là sans doute l’aimable attrait qui s’attache à leur destinée, qu’une fin précoce vint compléter à souhait pour ne laisser subsister que le côté rêveur, tendre et sentimental de deux muses dont l’inspiration, forcée de se modifier avec les années, eût vraisemblablement trahi des défaillances. Bellini est un lyrique ému qui se reprend et se répète, insoucieux de sa forme, de l’expression caractéristique du morceau, noyant dans les larmes de sa mélodie l’incorrection et la monotonie du style. La critique du temps y fut trompée. Au lieu de se laisser aller au flot doucement enchanteur, de jouir abondamment de cette plénitude

  1. Bellini, sa vie et ses oeuvres, par M. Arthur Pougin.