Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/743

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en s’en faisant l’auteur ; mais il ne faut pas pousser les choses à l’extrême, sous peine de n’être plus écouté.

Un procès criminel qui eut un grand retentissement en 1851 attira tout à coup l’attention du public sur la nicotine, alcali organique composé de carbone, d’hydrogène et d’azote, découvert en 1829 par Reimann et Posselt, et qui est un poison des plus violens. Or, nul ne l’ignore, la nicotine est fournie par les feuilles de tabac. Rien ne serait plus aisé que d’établir une proportion qui, sous une apparence de réalité, cacherait une conclusion absolument fausse. Il est positif qu’un cigare, un londres par exemple, contient une quantité de nicotine qui, extraite et traitée chimiquement, peut produire la mort d’un homme. On pourrait donc dire : Tout homme qui fume un cigare risque d’être empoisonné et de passer de vie à trépas ; mais on peut affirmer aussi qu’une livre d’amandes renferme assez d’acide prussique pour foudroyer un colosse. C’est là une démonstration par l’absurde de l’innocuité presque absolue du tabac que nous consommons. Tout autre chose est d’avaler un corps pur, chimiquement isolé, ou de l’absorber mêlé à des matières étrangères qui lui enlèvent toute propriété malfaisante. Le tabac fabriqué n’est plus au reste ce qu’il est à l’état de nature. 300 kilogrammes de tabac destinés au scaferlati, au râpé, aux cigares communs, arrivant des magasins à la manufacture du Gros-Caillou, contiennent 12 kilogrammes 25 grammes de nicotine ; lorsqu’ils en sortent, ils n’en ont plus que 5 kilogr. 85 grammes. La manufacture du quai d’Orsay, par les lavages, la fermentation, l’évaporation des tabacs, par les réactions de toute sorte qu’elle leur impose, détruit chaque année 94,290 kilogrammes de nicotine, c’est-à-dire de quoi tuer instantanément la population entière de la France. La nicotine, dont on n’a pu débarrasser le tabac et qui reste forcément dans les produits livrés au commerce entre-t-elle dans l’économie animale ? Pour une si petite quantité qu’il est superflu d’en parler. Les fumeurs la brûlent, les priseurs la mouchent, les autres la crachent, et personne n’en meurt.

A en croire un membre de l’Académie de médecine qui a écrit sur ce sujet de fort curieux opuscules, l’aliénation mentale a fait en France des progrès absolument en rapport avec ceux de la consommation, du tabac. Dans une table dressée avec soin, on peut voir la progression : en 1838, la régie gagne 30 millions, 10,000 aliénés ; — en 1842, 80 millions, 15,000 aliénés ; — en 1852,120 millions, 22,000 aliénés ; — en 1862, 180 millions, 44,000 aliénés. Un tel calcul, présenté avec habileté, n’est que spécieux. De ces chiffres, dont l’importance est douloureuse, il faut retrancher les femmes, qui, dans les cas de folie, sont de 47 pour 100 ; de plus il faut admettre, car le fait est trop éclatant pour pouvoir être nié, que