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hésitait. — Quels agens assez sûrs me donnerez-vous pour manier de pareilles sommes et rester insensibles à la tentation ? — Des ingénieurs sortant de l’École polytechnique. — Le ministre s’inclina : — Avec ceux-là, il n’y a rien à craindre, — et il signa l’ordonnance.

Le commerce se plaignit, on n’en tint compte ; la mission partit, s’organisa à demeure, et fit les envois qui ont motivé l’ouverture du bureau du Grand-Hôtel (août 1862). Deux chiffres constatent l’importance du résultat obtenu : en 1861, la vente des cigares dits extra s’élevait par an à 7,495,000 francs ; en 1867, elle a dépassé 11,700,000 francs ; les deux boutiques spéciales de Paris ont, l’année dernière, vendu à elles seules pour 2,445,516 fr. de cigares. Le débit du boulevard de la Madeleine ne suffit pas aux demandes, la vente augmente tous les jours, et le local où il est installé est devenu si manifestement trop étroit, qu’il faut le changer ou l’agrandir au plus vite. Les cigares achetés tout faits à la Havane et provenant exclusivement des vegas de la vuelta de abajo, qui est aux tabacs ce que la terre du Clos-Vougeot est aux raisins, sont expédiés directement à la manufacture du Gros-Caillou pour y être conservés jusqu’au moment de la vente, et aussi pour y être dégustés. Cette opération peut sembler étrange à première vue, mais elle est rationnelle. Pendant la traversée en effet, quoique ces cigares soient enfermés dans des boîtes séparées contenues toutes dans une caisse de zinc revêtue d’un coffre en bois, quelques avaries ont pu les atteindre, et ils ne sont plus alors dans les conditions normales que représentait le prix d’achat. Le public n’y trouverait pas son compte, et serait en droit de se plaindre. Toute partie de cigares de la même provenance et de la même espèce est déballée et répandue sur une grande table. Trois ingénieurs, dont l’un a le titre de directeur de l’expertise, après les avoir examinés au point de vue de l’apparence et de la conservation extérieure, en prennent une vingtaine au hasard et les fument. Ce travail doit s’accomplir sur les 350 espèces de cigares, gros ou petits, forts ou faibles, depuis les damas, qu’on sent à peine, jusqu’aux vegueros, qui emportent la bouche, chaque jour et sans désemparer : c’est à dégoûter du tabac pour la vie entière. On arrive, paraît-il, à une telle délicatesse d’organe, qu’on peut reconnaître non-seulement le cru d’un cigare, l’origine de la fabrication, mais encore, c’est à en douter, si la feuille a été cueillie au commencement ou à la fin de la récolte. Ce travail, c’en est un et des plus pénibles, s’accomplit au dernier étage de la manufacture, dans une immense salle où de larges fenêtres versent l’air et emportent les nuages de fumée.

Lorsque les experts ont reconnu qu’une sorte de cigares avait perdu pendant le voyage quelque finesse de saveur, ils en baissent