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lointain, si calme d’habitude, a là un moment d’animation sans pareille.

Les cigares, avant d’être soumis à la dessiccation, sont examinés un à un, — au calibre, pour voir s’ils ont les dimensions prescrites, au toucher, pour s’assurer s’ils sont bien faits, à la balance, par masse de 250, pour reconnaître s’ils renferment la quantité de matières indiquée. Ensuite on les enferme dans le séchoir semi-obscur où ils doivent, perdant peu à peu l’humidité dont ils sont pénétrés, arriver progressivement à un état qui les rende propres à la consommation. Ils restent là six mois environ ; si ce stage durait une année, cela n’en vaudrait que mieux, et le public n’aurait pas à s’en plaindre. Lorsqu’ils sortent du séchoir, ils sont triés, divisés selon la nuance de la robe en claros et en colorados, puis attachés en paquets séparés, mis en boîtes fermées, scellées, étiquetées, livrées aux entrepôts où les débitans iront les acheter. Les millares seuls sont sèches et gardés à la manufacture de Reuilly, les cigares de luxe sont expédiés au Gros-Caillou dans des boîtes en bois de cèdre. Une scierie mécanique est occupée à couper en lames minces les troncs odorans apportés des Antilles et de l’Amérique du Sud. Le parfum en est doux, et l’on a cru reconnaître qu’il n’était pas sans influence sur les cigares.

Malgré l’habileté de nos ouvrières, malgré les tabacs achetés à Cuba, nos manufactures ne peuvent fournir ces cigares de grands crus qu’on ne trouve qu’à La Havane. Autrefois l’administration s’arrangeait avec le commerce libre. On choisissait un type de forme et de saveur, puis l’on passait un contrat avec des négocians qui, à leurs risques et périls, devaient faire venir la quantité de cigares demandés semblables aux modèles et en état de conservation parfaite. Malgré toutes les précautions prises, on était trompé bien souvent, les rebuts étaient extrêmement nombreux, et les prix de revient allaient sans cesse en augmentant : un tel état de choses devenait compromettant, et il fallut y mettre fin. Le directeur-général n’hésita pas : voyant d’une part les demandes incessantes de cigares exceptionnels dont il était assailli, de l’autre la fraude qui chaque jour gagnait du terrain et menaçait de le déborder, sentant en outre qu’un monopole, pour être respecté, doit offrir des produits variés et d’une qualité absolument supérieure, il proposa au ministre des finances d’installer à Cuba une mission composée d’hommes spéciaux qui seraient chargés d’acheter pour le compte de l’administration les meilleurs cigares de la fabrication havanaise. L’affaire était scabreuse, et exigeait non-seulement une connaissance approfondie de la matière, mais une probité à toute épreuve, puisque ce genre de négociations allait entraîner chaque année un roulement de plusieurs millions de francs. Le ministre