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procédés mis en œuvre, amène une fermentation égale, largement développée, et qui procure un arôme qu’on ne trouve en réalité aujourd’hui que dans les tabacs à priser français ; mais il est des gourmets difficiles à qui notre râpé ordinaire ne suffit pas. Semblables à ces buveurs dont le palais perverti n’est plus chatouillé que par des vins factices composés de trois ou quatre crus différens, ils n’aiment à priser que des mélanges arbitraires où la fantaisie a la plus grande part. La manufacture est bonne princesse, et se soumet à ces sortes de caprices. Dans un coin s’ouvre une sorte de cabinet mystérieux. Lorsqu’on y pénètre, on aperçoit une rangée de dames-jeannes en grès bouchées avec des couvercles de bois. Elles renferment des échantillons de tous les tabacs à priser connus. Un employé qui tient entre ses mains le secret des priseurs émérites de Paris procède avec un sérieux sacerdotal aux triturations qu’on lui demande. Il y a des combinaisons célèbres qui portent le nom de ceux qui les ont inventées. Les mélanges Humann, Planard, Grammont, sont assez recherchés ; celui de Mme de Chabannes fait fureur. Un répertoire sur lequel j’ai pu jeter un coup d’œil indiscret, et qui contient de fort grands noms, entre autres celui de sa majesté le roi Charles X, renferme la nomenclature des cliens habituels, et le détail de la composition particulière réclamée par chacun d’eux. Dans les proportions indiquées, on mêle au tabac ordinaire tant de parties de Virginie haut-goût, d’Amersfort, de Macouba qui sent la rose, de Portugal qui sent l’iris, d’Espagne qui sent mauvais ; puis tout est enfermé dans un flacon de verre sur lequel on colle une étiquette : mélange n° 932, M. N… Si j’en crois le petit registre, beaucoup d’ecclésiastiques sont en correspondance assidue avec l’employé chargé de composer ces poudres à priser qui, au dire des connaisseurs, ne valent pas un tabac franc et net.

Selon les espèces, les tabacs ont des destinations particulières et déterminées d’avance. Si les tabacs de Virginie et du Kentuky entrent pour une portion notable dans le râpé, il n’en est pas de même des feuilles venues de Hongrie, d’Algérie, du Maryland, qui presque toutes sont réservées à la fabrication du scaferlati. Le tabac haché, le tabac de caporal, qui paraît aux vrais fumeurs supérieur à tous les tabacs du monde, est moins long à préparer que la poudre ; mais il exige néanmoins, avant de parvenir à l’état parfait, bien des opérations qui ne manquent point d’importance. Après que toutes les manoques ont été secouées, elles sont écabochées, c’est-à-dire qu’à l’aide d’un large tranchoir manœuvrant sur charnière on en coupe le sommet au-dessous du lien qui les rattache. Ces caboches sont plus tard utilisées pour la poudre à priser. Les feuilles subissent une mouillade de vingt-quatre heures, et, suffisamment amollies, sont