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les chemins pierreux que gens aller et venir, portant hardes et petits meubles, tout ainsi qu’au temps d’été les fourmis ne cessent de courir et cheminer de çà et de là, s’approvisionnant pour les jours mauvais, et d’entre ces dignes gens nul ne regrettait ses biens, tant ils étaient délibérés d’attendre patiemment la bonne volonté de Dieu. » Ils chantaient comme le peuple d’Israël au sortir de la maison de servitude. « On n’entendait, dit Gilles, chanter que des psaumes et des cantiques des vallons aux montagnes par ceux qui transportaient les malades, les personnes faibles, les vieillards, les femmes et les enfans dans les retraites les plus sûres des rochers. » Un fait qui donne une haute idée des mœurs vaudoises, c’est qu’une partie des habitans des vallées, sans distinction de religion, suivit cette ascension aux montagnes pour se soustraire à la brutalité des soldats de la foi ; les femmes et les filles des catholiques se retirèrent dans la forteresse des barbes, au Prà del Tor, sous la garde de la foi vaudoise.

Cette fuite n’était pas, comme on l’a cru, une ruse de guerre, elle était commandée par un sentiment plus élevé : les vaudois fuyaient non pas devant l’ennemi, mais devant la nécessité de verser le sang. L’ancien principe de l’inviolabilité de la vie humaine n’était pas encore entièrement extirpé de leur conscience. C’est à ce principe que fait allusion une lettre du commandant ennemi, adressée au duc le 28 octobre et dont l’original se trouve aux archives de cour à Turin ; ce commandant était Philippe de Savoie, descendant de la branche d’Achaïe, qui avait régné à Pignerol au XIVe siècle, et sous laquelle les sectaires avaient longtemps vécu en paix. Il informe le duc de l’attitude singulière des vaudois devant l’armée. « Ils persistent, dit-il, dans leur opinion, et ne veulent point prendre les armes contre leur souverain. Les uns, s’en vont, les autres attendent le martyre dans leurs maisons avec leurs femmes. C’est une grande compassion, è gran compassione, que de les voir. « Le général ne veut plus d’une guerre, contre un ennemi qui ne se défend pas, et il se retire dans sa terre de Raconigi, d’où il ne sortira que pour négocier la paix. La place laissée vacante par la retraite de Philippe fut donnée à un homme que sa férocité y appelait naturellement, au comte Costa della Trinità, le Simon de Montfort de la première croisade contre les vaudois, nom odieux qui a été changé par les écrivains nationaux en celui de comte de la Tyrannie. Il marcha contre la région maudite à la tête d’un corps d’armée qu’une lettre adressée des vallées à un seigneur de Genève[1] évalue à 4,000 hommes de pied et 200 chevaux. Il incendia et ravagea les parties découvertes pendant le reste de l’automne de

  1. Lettre du Napolitain Scipion Lentulus, dans Morland’s history of the valleys.