Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/59

Cette page a été validée par deux contributeurs.

la personnalité de l’artiste s’épanouit là en toute liberté. Ces tableaux, ces fresques, quelquefois exécutées par des mains d’une habileté fort inférieure à celle du maître, ces dessins souvent à peine indiqués, présentent donc un intérêt esthétique de premier ordre au double point de vue de la théorie et de l’histoire.

Cependant les questions qu’ils soulèvent n’avaient pas jusqu’à ces derniers temps vivement frappé l’attention des critiques d’art : non qu’ils les eussent dédaignées ; mais ils ne les avaient touchées qu’en passant, absorbés qu’ils étaient par l’étude des autres aspects du génie raphaélesque[1]. Il appartenait au biographe le plus autorisé du Sanzio et à l’adversaire le plus violent de ses fresques païennes d’ouvrir, chacun de son côté, cet intéressant débat. Passavant[2] en Allemagne, John Ruskin en Angleterre, ont porté deux jugemens radicalement contraires sur les créations inspirées à Raphaël par l’antiquité. « À notre avis, dit Passavant, c’est peut-être dans ses œuvres mythologiques qu’éclate le plus la faculté créatrice de Raphaël. » Tout autre a été l’avis du chef des préraphaélites. Il n’a vu dans le rapprochement de la théologie catholique et de la poésie grecque opéré par Raphaël au Vatican que le signal d’une double décadence de l’esprit et de l’art. Plus récemment a été prononcée une sentence imprévue. Une jeune école a avancé que, dans ses tableaux mythologiques, Raphaël a cherché la nudité pour elle-même, et que sa pensée, bien loin de s’y montrer dramatique et spiritualiste, y est exclusivement païenne.

Des appréciations si divergentes rendent nécessaires, au sujet de l’œuvre païenne de Raphaël, des études spéciales et plus approfondies. Nous avons pensé à recommencer cet examen en trouvant toutes les pièces à consulter réunies et habilement coordonnées dans un livre récent, Raphaël et l’Antiquité, par M. A. Gruyer. L’auteur n’en est pas à ses débuts. Depuis plus de dix années, il a voué à Raphaël un véritable culte. Il a fait en Italie et surtout à Rome de nombreux et longs séjours. Il a demandé à tous les musées, à toutes les collections de l’Europe l’exacte connaissance du maître qu’il aime avec passion. De ses premiers travaux étaient nées deux sérieuses études, l’une sur les Chambres, l’autre sur les Loges, où il avait renouvelé plusieurs côtés de son sujet. Ses deux derniers volumes ont plus de valeur encore et un caractère plus marqué d’attachante nouveauté. Il a appliqué au multiple objet de

  1. Je n’ai nullement le dessein de refaire ici les études de MM. Gustave Planche, L. Vitet, Henri Delaborde et Charles Clément, qui ont été publiées par la Revue. Ces excellens travaux n’ont pas besoin d’être recommencés. Je voudrais seulement tâcher de les compléter en me plaçant à un point de vue tout à fait nouveau.
  2. Dans l’édition française de 1860.