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dépendances. Les Monténégrins demandent en vain à Constantinople un accès à la mer qui leur est indispensable. Qu’on leur ouvre toutes larges, sans restrictions d’aucune sorte, les portes de Cattaro transformé en port franc, et on s’assurera la reconnaissance, non-seulement de ces vaillans montagnards, mais de toutes les populations de l’intérieur.

En résumé, s’il était permis de formuler une conclusion au sujet d’une question aussi complexe, voici ce que l’on pourrait dire à Pesth et aussi à Vienne. Vous renoncez à étouffer le mouvement yougo-slave, puisque vous lui accordez en Croatie tout ce qu’il réclame. Abandonnez donc complètement la vieille politique autrichienne, et travaillez hardiment à l’émancipation de ces populations si longtemps opprimées, mais dont le triomphe définitif est assuré désormais. Vous aurez rendu service au progrès du genre humain, et un jour vous en serez récompensés. Vous aurez l’appui des hommes d’état anglais de la nouvelle école, qui voient très bien avec lord Stanley la solution qui serait avantageuse au commerce de leur pays. Le peuple français vous applaudira, car ses sympathies sont acquises à tout ce qui doit avoir pour résultat l’affranchissement des peuples. Vous viendrez en aide aux Allemands, qui doivent craindre que la Russie, maîtresse de la péninsule transdanubienne, ne leur enlève un jour la Bohême au nom du même principe qui l’aurait conduite à Constantinople. Vous aurez rendu enfin le plus grand service aux Russes eux-mêmes, en les dispensant de devenir, pour obéir aux ordres d’un gouvernement ambitieux, les tyrans et les bourreaux de peuples qui aspirent à la liberté et qui sont dignes d’en jouir.

Le compromis qui va intervenir entre la Croatie et la Hongrie, et qui est dû à l’inspiration si sage et si prévoyante de Deák et d’Eötvös, semble devoir peu intéresser le public, et néanmoins la solution de la question d’Orient y est contenue. Qu’on suive l’aveugle conduite de l’Angleterre et de l’Autriche, qu’on se montre hostile aux légitimes aspirations des Slaves méridionaux, et ils se jetteront dans les bras de la Russie, qui, par ambition ou par humanité, ne les repoussera pas. Qu’on accorde au contraire à cette race intelligente, patiente, héroïque, l’appui qu’elle mérite, aussitôt elle se retournera vers l’Occident, vers la lumière, vers la liberté, et la question d’Orient, grossie par l’obstination et la maladresse, se résoudra par les progrès naturels et irrésistibles de la civilisation. Si l’on ne veut pas voir les Russes à Constantinople, il faut encourager les Serbes à Belgrade et donner toute satisfaction aux Croates à Agram.


EMILE DE LAVELEYE.