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se sont tournés vers la Russie. Si la Hongrie leur tendait une main fraternelle, ils l’accepteraient avec bonheur, car ils trouveraient chez elle l’exemple des institutions qui leur conviennent et des libertés auxquelles ils aspirent. Ces populations ont toujours nourri à l’égard de la Russie une défiance instinctive. A Belgrade, je l’ai constatée dans les plus hautes régions, et il a fallu la politique hostile des puissances occidentales pour la faire mettre momentanément en oubli. Si l’on veut se rappeler le programme des réformes réclamées par la Croatie en 1848, il faudra bien avouer que ce n’est pas précisément le régime moscovite que ce pays demandait.

Mais la Russie ne s’offenserait-elle pas de l’attitude nouvelle que prendrait la Hongrie ? Sans doute, si les Magyars voulaient étendre leur influence ou leurs frontières les armes à la main, à la façon de leurs anciens rois, ils échoueraient probablement ; mais qui pourrait leur chercher querelle parce qu’ils donnent toute satisfaction aux Croates et qu’ils travaillent, à côté de la Russie, au triomphe de la cause dont celle-ci s’est constituée le défenseur ? Je suis de ceux qui croient qu’un grand avenir est réservé à la Russie, mais point du côté de l’Europe. Il est de l’intérêt de l’humanité, quoi qu’en puissent dire les Anglais, que la Russie s’avance dans les régions inhabitées de la Tartarie, qu’elle féconde le riche bassin de l’Amour, celui du Syr-Daria, même Bokhara, dont elle vient de s’emparer, et le centre du continent asiatique. Sans s’effrayer du fantôme du panslavisme, sans s’occuper de maintenir le fameux équilibre des puissances, qui bientôt, par la force des choses, ne sera plus qu’un souvenir historique, et en ne considérant que l’intérêt général de la civilisation, on peut affirmer, je crois, que la Turquie d’Europe ne doit pas tomber aux mains de la Russie. Les nécessités géographiques l’obligeraient de s’annexer aussi la Hongrie et la Roumanie. Il faudrait donc soumettre à un régime autocratique, légitime peut-être au-delà du Pruth parce qu’il y est nécessaire, des populations mûres pour la liberté. Il en résulterait une lutte à mort qui ébranlerait l’empire russe, ou qui l’entraînerait à l’application de ces mesures de rigueur sous lesquelles gémit la Pologne. Aux bords du Danube, elle trouverait une Lombardie. Comme pour l’ancienne Autriche, l’extension de son territoire serait une cause de faiblesse pour elle, de ruine pour ses sujets, de deuil pour l’humanité. Si elle veut suivre la trace de sa nouvelle alliée l’Union américaine, qu’elle renvoie comme celle-ci ses soldats dans leurs foyers, que par l’instruction elle réveille l’activité de tous, qu’elle mette en valeur les fertiles déserts de son territoire. Voilà sa mission, et elle ne pourrait la remplir en s’étendant jusqu’au Bosphore. La péninsule