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un jour les Slaves du sud, en passant sur le corps des Magyars, pour s’unir à leurs frères du nord. Avec eux ou contre eux, nous marcherons à l’accomplissement de nos glorieuses destinées. » Les sentimens que ces paroles expriment se sont calmés sans doute par suite de la modération et de l’habileté du ministère hongrois, mais elles rendent bien la pensée intime de toute la nation.

Les prêtres étaient et sont encore à la tête du mouvement national. Ils suivent l’impulsion d’un prélat éminent, M. Strossmayer, évêque de Diákovar. Ce personnage est l’homme le plus populaire des trois royaumes ; nous avons rencontré son portrait partout. Il s’est dévoué depuis longtemps au développement des lettres nationales. C’est lui qui a dirigé la souscription destinée à fonder une académie à Agram, il a donné lui-même 125,000 francs, et, nommé président de l’institution nouvelle, il a prononcé le jour de l’inauguration, le 31 juillet 1867, un discours où il a exposé en termes éloquens et simples l’idéal des Yougo-Slaves. Il favorise la diffusion de l’instruction dans le peuple et l’érection d’écoles, parce qu’il sait que c’est le meilleur moyen de fortifier la nationalité slave. Les prêtres croates catholiques diffèrent beaucoup de ceux de l’Occident. Ils sont encore, comme le clergé inférieur hongrois, plus dévoués à leur nationalité qu’à Rome. Ils ont des allures indépendantes et fières. Vêtus d’un pantalon collant avec soutaches, de bottes à la hongroise, d’une redingote serrée à brandebourgs, ils ont un air très martial. Ils vivent joyeusement et détestent les jésuites. Ils ont demandé, et l’assemblée de 1848 a réclamé aussi pour eux, l’autorisation de dire la messe en langue vulgaire et de se marier. Ils voient à côté d’eux leurs collègues grecs unis, également soumis à Rome, avoir femme et enfans comme aux premiers temps de l’église, et ils ne comprennent pas pourquoi ils ne pourraient faire de même. Le concordat a jeté une teinte de rigorisme sur leur existence facile, qui ne différait guère de celle des laïques. Même les bals qui se donnaient au palais épiscopal ont complètement cessé, au grand regret de la jeunesse élégante d’Agram. En causant avec les différens ecclésiastiques que j’ai rencontrés, j’ai toujours été presque effrayé de l’extrême violence de leurs sentimens patriotiques. « Je leur prêche en vain la modération, me disait avec tristesse et les larmes aux yeux le vénérable évêque d’Agram, M. Haulik ; ils ne m’écoutent pas. Mes chanoines mêmes m’abandonnent pour se jeter dans le mouvement. » En 1848, M. Haulik avait défendu avec énergie au sein de la première chambre de la diète de Pesth les droits de la Croatie ; en 1867, son origine hongroise, ses admonestations inspirées par la prudence et par l’amour de la patrie commune, suffisaient à le rendre suspect.