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refaire la carte de l’Europe d’après les frontières des langues. Les congrès linguistiques et ethnographiques leur ont fourni leurs cris de guerre.

La diffusion des lumières et de l’aisance, la culture des lettres, ont fortifié, généralisé le sentiment que la proclamation des droits naturels et les recherches scientifiques avaient fait naître. Tant que les hommes vivent dans l’ignorance et dans la misère, attachés au sillon qu’ils fécondent pour autrui, nul ne s’inquiète du patois qu’ils parlent. Eux-mêmes ne portent pas les yeux au-delà de leur canton, et ignorent si d’autres populations ont même langue, même origine, mêmes mœurs et mêmes griefs. De sentiment national, il n’y a nulle trace : ils paraissent même incapables de l’éprouver jamais. Que le bœuf qui pâture dans mes prairies soit né dans le Durham, dans le Cotentin ou dans la Frise, à coup sûr il n’en sait rien, et je ne m’en inquiète que pour savoir s’il engraisse vite et se vendra bien. Mais voilà que des écoles se fondent, les gens des campagnes et des ateliers apprennent à lire, à compter, à connaître même les limites des états et la répartition des populations. A côté d’eux, quelque enthousiaste s’éprend de leur patois dédaigné, en recherche les origines, le polit, le cultive, et s’en sert pour écrire des vers ou publier un journal. Le journal se lit, la chanson ailée pénètre partout, le peuple ravi l’écoute avec transport, car elle sort de ses entrailles et ce n’est plus l’idiome détesté de ses maîtres ; elle lui parle de ses souffrances, de son passé, de la gloire des aïeux, de sa puissance d’autrefois, des grandeurs que l’avenir lui réserve. Il apprend qu’il appartient à une race qui compte 10, 20, 30 millions d’âmes. Unis, ils seraient forts, libres, riches, redoutables ; pourquoi eux aussi n’auraient-ils pas leur place au soleil et leur territoire indépendant ? Le littérateur, le prêtre, sortis de la foule, entretiennent, attisent ces aspirations, et voilà une nationalité debout qu’il faut satisfaire ou exterminer, il n’y a point de milieu. Dans une province habitée par des brutes, fondez des écoles, établissez un chemin de fer et tolérez une imprimerie, vingt ans après le sentiment national est né ; au bout de deux générations, il fait explosion, si on tente de le comprimer. C’est en s’éclairant que l’homme prend conscience de lui-même et arrive à vouloir se diriger librement. Il en est de même pour les peuples. Sont-ils plongés dans l’ignorance, ils se laissent conduire même par des étrangers. Acquièrent-ils des lumières, ils ne supportent plus ces maîtres et prétendent marcher affranchis de toute tutelle vers l’accomplissement de leurs destinées. C’est ainsi que la question des nationalités naît du progrès même de la civilisation.

On a dit que c’est un mouvement factice, entretenu naguère