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étudié, comme par hasard et faute de mieux, les sentimens et les luttes de l’être humain, et peu à peu j’ai pris à cœur ce métier des gens qui n’ont pas de métier, et que les personnes purement pratiques méprisent profondément ou ne comprennent pas du tout.

Engagé dans cette voie, et voyant le temps qu’il faut y consacrer, la dépense d’énergie vitale qu’il exige, j’ai pensé que ce n’était pas un vain travail, et, poursuivi par un type idéal applicable à l’être humain, j’ai cru parfois très utile de tenter de le dégager par la fiction des entrailles de l’humanité présente, qui le porte en elle sans y croire, sans le savoir, mais qui le sent vibrer et tressaillir par momens en le trouvant exprimé dans un livre, dans un tableau, dans un chant, dans une œuvre d’art quelconque.

Je ne me suis pas fait de grandes illusions sur la portée de mon travail; mais, s’il a produit peu d’effet, la faute en est à mon peu de talent non à mon but, qui était trop consciencieux pour ne pas me paraître sérieux. Ceci donné, je m’abandonnais au hasard de la fantaisie pour les sujets, ayant expérimenté que le bien, si bien il y a, me venait en dormant et que je ne savais pas composer d’avance. Dans cet emploi soutenu de la petite part d’énergie qui m’était dévolue, j’ai senti pourtant avec un regret quelquefois bien douloureux combien sont à envier ceux qui, au lieu de produire sans relâche, se sont réservé le droit d’acquérir sans cesse, et souvent dans ta modeste fortune, dans tes longues claustrations d’hiver, dans tes courses solitaires des beaux jours, dans ton état d’absorption par l’examen et l’étude de la nature, tu m’as paru le plus sage de nous deux. Tu n’as pas eu besoin d’arriver, toi, tu n’es pas parti, et tu es heureux au port que tu n’as pas voulu quitter. Moi, j’ai eu les aventures du pigeon de la fable, et je reviens toujours vers les miens sans autre joie que celle de les retrouver. Ce n’était donc pas la peine de quitter la terre natale, puisque arriver pour moi, c’est toujours revenir.

Je ne saurais me plaindre du sort. J’y aurais mauvaise grâce du moment que la faculté d’aimer et d’admirer ne s’est point amoindrie en moi dans mon combat avec la vie; mais quand on pense à soi, quand on compare sa destinée avec d’autres destinées qui vous intéressent également, on est porté, — c’est mon travers, — à chercher l’idéal de la vie pour tous les êtres du présent et de l’avenir. C’est la pente que suivait ma pensée pendant que nous revenions à la nouvelle chartreuse.

Et, chemin faisant, nous rencontrâmes un groupe de chartreux qui se promenaient, un gros vieux, court, qui s’appuyait sur une canne, cinq ou six autres moins frappans de type et un jeune, grand, brun, d’une figure triste et d’une beauté remarquable dans