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aussi propice au fonctionnement normal et régulier de la vie physique et morale. Notre Berri a beau être laid dans la majeure partie de sa surface, il a ses oasis que nous connaissons et que les étrangers ne dénicheront guère. Un petit pèlerinage tous les ans dans nos granités et dans nos micaschistes vaut toutes les excursions dans le nord ou dans le midi de l’Europe pour qui sait apprécier le charme et se passer de l’éclat.

Le chemin de fer va nous supprimer plus d’un sanctuaire, ne le maudissons pas. Rien n’est stable dans la nature, même quand l’homme la respecte. Les arbres finissent, les rochers se désagrègent, les collines s’affaissent, les eaux changent leur cours, et de certains paysages aimés de mon enfance, je ne retrouve presque plus rien aujourd’hui. L’existence d’un homme embrasse un changement aussi notable dans les choses extérieures que celui opéré dans son propre esprit. Chacun de nous aime et regrette ses premières impressions ; mais après une saison de dégoût des choses présentes il se reprend à aimer ce que ses enfans embrassent et saisissent comme du neuf. En les voyant s’initier à la beauté des choses, il comprend que, pour être éternellement changeant et relatif, le beau n’en est pas moins impérissable. Si nous pouvions revenir dans quelques siècles, nous ne pourrions plus nous diriger dans nos petits sentiers disparus. La culture, toute changée, nous serait peut-être incompréhensible, nous chercherions nos plaines sous le manteau des bois, et nos bois sous la toison des prairies. Comme de vieux druides ressuscites, nous demanderions en vain nos chênes sacrés et nos grandes pierres en équilibre, nos retraites ignorées du vulgaire, nos marécages féconds en plantes délicates et curieuses. Nous serions éperdus et navrés, et pourtant des hommes nouveaux, des jeunes, des poètes, savoureraient la beauté de ce monde refait à leur image et selon les besoins de leur esprit.

Quels seront-ils, ces hommes de l’an 2500 ou 3000 ? Comprendrions-nous leur langage ? Leurs habitudes et leurs idées nous frapperaient-elles d’admiration ou de terreur ? Par quels chemins ils auront passé ! Que d’essais de société ils auront faits ! L’individualisme effréné aura eu son jour. Le socialisme despotique aura eu son heure. Que de questions aujourd’hui insolubles auront été tranchées ! que de progrès industriels accomplis ! que de mystères dégagés dans les énigmes de la science ! On ne se demandera plus le nom du chèvrefeuille sauvage qui nous a tant préoccupés à Crevant et qui nous tourmente encore, ni si l’on doit sacrifier dans les guerres la moitié du genre humain pour assurer la vie de l’autre moitié. On ne croira plus qu’une nation doive obéir à un seul homme, ni qu’un seul homme doive être immolé au repos d’une