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massif de la montagne, et d’enchantemens en enchantemens, de rampe en rampe, on descend par des lacets l’unique petite route assez escarpée de la principauté; on admire tous les profils du gros bloc de la Tête-du-Chien, qui surplombe la ville et la menace, et on arrive de plain-pied avec la rive dans un grand hôtel qui est à la fois une hôtellerie, un restaurant, un casino et une maison de jeu.

Étrange opposition ! au sortir de ces grandeurs de la nature, vous voilà jeté en pleine immondice de civilisation moderne. Au pâle clair de la jeune lune, au pied du gros rocher qui dort dans l’ombre, au mystérieux gémissement du ressac, à la senteur des orangers qui vous enveloppe, succèdent et se mêlent la lueur blafarde du gaz, un caquetage de filles chiffonnées et fatiguées, je ne sais quelle fétide odeur de fièvre et le bruit implacable de la roulette. Il y a là de jeunes femmes qui jouent pendant que sur les sofas des nourrices allaitent leurs enfans. Une jolie petite fille de cinq à six ans s’y traîne et s’endort accablée de lassitude, de chaleur et d’ennui. Sa misérable mère l’oublie-t-elle, ou rêve-t-elle de lui gagner une dot ? Des babies de tout âge, de vingt-cinq à soixante-dix ans, essuient en silence la sueur de leurs fronts en fixant le tapis vert d’un œil abruti. Une vieille dame étrangère est assise au jeu avec un garçonnet de douze ans qui l’appelle sa mère. Elle perd et gagne avec impassibilité. L’enfant joue aussi et très décemment, il a déjà l’habitude. Dans la vaste cour que ferme le mur escarpé de la montagne, des ombres inquiètes ou consternées errent autour du café. On dirait qu’elles ont froid; mais peut-être aussi regardent-elles avec convoitise le verre d’eau glacée qu’elles ne peuvent plus payer. On en rencontre sur le chemin, qui s’en vont à pied, les poches vides; il y en a qui vous abordent et qui vous demandent presque l’aumône d’une place dans votre voiture pour regagner Nice. Les suicides ne sont point rares. Les garçons de l’hôtel ont l’air de mépriser profondément ceux qui ont perdu, et à ceux qui se plaignent d’être mal servis ils répondent en haussant les épaules : Ça n’a donc pas été ce soir?

On dîne comme on peut dans une salle immense encombrée de petites tables que l’on se dispute, assourdi par le bruit que font les demoiselles à la recherche d’un dîner et d’un ami qui le paie. On retourne un instant aux salles de jeu pour y guetter quelque drame. Moi, je n’y peux tenir; la puanteur me chasse. Nous courons au rivage, nous gagnons la ville, qui s’élance en pointe sur une langue de terre délicieusement découpée au milieu des flots. Elle aussi, cette pauvre petite résidence, semble vouloir fuir le mauvais air du tripot et se réfugier sous les beaux arbres qui l’enserrent. Nous montons au vieux château sombre et solennel. La lune lui donne