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ses dents et s’en va, comme autrefois, chercher sa vie dans la presqu’île. J’apprends que, seul tout l’hiver dans cette bastide inhabitée, — le pauvre petit chien qui lui tenait compagnie n’est plus, — il s’est mis à vivre à l’état sauvage. Il part dès le matin, va dans la montagne ou dans la vallée promener son caprice, son appétit et ses réflexions. Il rentre quelquefois le soir à son gîte, regarde tristement son râtelier vide et repart. On vole beaucoup dans la presqu’île, mais on ne peut pas voler Bou-Maca; il est plus fin que tous les larrons, il flaire l’ennemi, le regarde d’un air paisiblement railleur, le laisse approcher, lui détache une ruade fantastique et part comme une flèche. Or il n’est guère plus facile d’attraper un âne d’Afrique que de prendre un lièvre à la course. Intelligent et fort entre tous les ânes, il n’obéit qu’à ses maîtres et porte ou traîne des fardeaux qui n’ont aucun rapport avec sa petite taille.

Ainsi je n’ai pas eu le plaisir de renouer connaissance avec Bou-Maca. Monsieur était sorti; mais l’étrange gazon de la colline profite de son absence et recouvre les soies jaunies de sa tige d’une verdure robuste disposée en plumes de marabout. Il tapisse tout le sol sans empiéter sur les petits sentiers et sans étouffer les nombreuses plantes qui abritent leurs jeunes pousses sous sa fourrure légère. Une vingtaine de légumineuses charmantes apprêtent leur joli feuillage qui se couronnera dans six semaines de fleurettes mignonnes, et plus tard de petites gousses bizarrement taillées : Hippocrepis ciliata, Melilotus sulcata, Trifolium stellatum, et une douzaine de lotus plus jolis les uns que les autres. Le psoralée bitumineux a passé l’hiver sans quitter ses feuilles, qui sentent le port de mer; la santoline neutralise son odeur acre par un parfum balsamique qui sent un peu trop la pharmacie. Les amandiers en fleur répandent un parfum plus suave et plus fin. Les smilax étalent leur verdure toujours sombre à côté des lavandes toujours pâles. Les cistes et les lentisques commencent à fleurir. Le C. albida surtout étale çà et là sa belle corolle rose, si fragile et si finement plissée une heure auparavant. On la voit se déplier et s’ouvrir. Les petites anémones lilas, violettes, rosées, purpurines ou blanches étoilent le gazon, le liseron althœoïdes commence à ramper et les orchys-insectes à tirer leur petit labelle rosé ou verdâtre. Rien n’a disparu; chaque végétal, si rare ou si humble qu’il soit dans la localité, a gardé sa place, je devrais dire sa cachette.

Quand j’ai fini ma visite domiciliaire dans le jardin sans clôture et sans culture qui était et qui est encore pour moi un idéal de jardin, puisqu’il se lie au paysage et le complète en rendant seulement praticable la terrasse qu’il occupe, je m’assieds sur mon banc favori, un demi-cercle de rochers ombragé à souhait par des arbres