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vons par cœur, mon fils et moi. Nous la revoyons avec d’autant plus de plaisir que nous la connaissons mieux. Voilà le Bec-de-l’Aigle, le beau rocher de la Ciotat, le Brusc et les îles des Embiez, la colline de Sixfours, toutes stations amies dont je sais le dessus et le dessous, dont les plantes sont dans mon herbier et les pierres sur mon étagère. Je sais que derrière ces pins tordus par le vent de mer s’ouvrent des ravins de phyllade lilas qu’un rayon de soleil fait briller comme des parois d’améthiste sablées d’or. La colline qui s’avance au-delà a les entrailles toutes roses sablées d’argent, l’or et l’argent des chats, comme on appelle en minéralogie élémentaire la poudre éclatante des roches micacées ou talqueuses. — Les Frères, ces écueils jumeaux, pics engloutis qui lèvent la tête au milieu du flot, sont noirs comme l’encre à la surface, et je n’ai pas trouvé de barque qui voulût m’y conduire pour explorer leurs flancs. Dans cette saison-là, le mistral soufflait presque toujours. Aujourd’hui il est anodin, et à peine avons-nous embrassé à la gare de Toulon les chers amis à qui nous y avons donné rendez-vous, que nous sautons avec eux dans un fiacre, et nous voici à trois heures à Tamaris. Soleil splendide, des fleurs partout, nos vêtemens d’hiver nous pèsent. Hier, à pareille heure, nous nous chauffions à Paris, le nez dans les cendres. Ce voyage n’est qu’une enjambée de l’hiver à l’été.

Rien de changé à Tamaris, où je me suis installé, il y a sept ans en février, presque jour pour jour. Les beaux pins parasols couvrent d’ombre une circonférence un peu plus grande, voilà tout; le gazon ne s’en porte que mieux. Il est très remarquable, ce gazon cantonné ici uniquement sur la colline qui sert de jardin naturel à la bastide. C’est le brachypode rameux, une céréale sauvage, n’est-ce pas? ou tout au moins une triticée, la sœur bâtarde, ou, qui sait? l’ancêtre ignoré de monseigneur froment, puisque cet orgueilleux végétal qui tient tant de place et joue un si grand rôle sur la terre ne peut plus nommer ses pères ni faire connaître sa patrie. Le Brachypodium ramosus n’a pas de nom vulgaire que je sache; aucun paysan n’a pu me le dire. Il porte un petit épi grêle, cinq ou six grains bien chétifs qui, çà et là, ont passé l’hiver sur leur tige sans se détacher. On ne l’utilise pas, on ne s’en occupe jamais. Il est venu là, et comme son chaume fin et chevelu forme un gazon presque toujours vert et touffu, on l’y a laissé. Il n’y a nullement dépéri depuis sept ans que je le connais. Nul autre gazon n’eût consenti à vivre dans ces rochers et sous cette ombre des grands pins : les animaux ne le mangent pas, il n’y a que Bou-Maca, le petit âne d’Afrique, qui s’en arrange quand on l’attache dehors; mais il aime mieux autre chose, car il casse sa corde ou la dénoue avec