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d’esclaves essaie de tuer la première dans le sénat!... Mon cœur est trop plein. »

Depuis longtemps déjà, Quincy voyait approcher la crise redoutable qui devait précipiter les États-Unis dans la guerre civile. Il était si fatigué de la domination du sud, qu’il attendait le terrible événement avec une mâle résignation. — « Le sang coulera, » écrivait-il dans ses lettres familières. Après la nomination de Lincoln, à laquelle il applaudit sans réserve, et l’attaque du fort Sumter, il annonça que la guerre ne pourrait se terminer que par l’abolition de l’esclavage. Il vécut assez longtemps pour entrevoir la victoire de l’Union; il écrivait peu de temps avant sa mort à Lincoln : « Tout compromis est impossible. La paix sur toute autre base que l’émancipation serait la création de deux nations haineuses, toutes deux militaires, toutes deux nécessairement hostiles. Pouvons-nous laisser à la postérité un plus cruel héritage? » Il mourut le 30 juin 1864, âgé de quatre-vingt-douze ans, sans avoir rien perdu de ses facultés mentales, entouré de ses filles, aussi tranquillement qu’un enfant qui s’endort. Survivant d’un parti qui pendant une glorieuse période avait balancé la fortune des démocrates, mais qui depuis longtemps avait abdiqué, ce beau vieillard, hospitalier, patron des écrivains et des artistes, familier avec les littératures anciennes, attaché aux vieilles coutumes, représentait, au milieu d’une société agitée et traversée par des courans politiques aussi rapides que changeans, cette force conservatrice qui en Angleterre s’est incarnée dans quelques illustres tories. Ajoutez-y pourtant une certaine ardeur qui venait des souvenirs des temps révolutionnaires, de la lutte contre l’Angleterre en même temps que de la longue et sainte résistance à l’esclavage et aux maîtres d’esclaves. Sa vie offre plus d’un enseignement; elle montre que dans les démocraties modernes la vie publique est si intense qu’il n’est guère possible à un homme d’état, si sa carrière s’étend sur plusieurs générations, de rester obstinément attaché aux mêmes formules, du moins s’il veut conserver toute son autorité. Les besoins changeant sans cesse, il a lui-même besoin de changer. Quincy ne reconnaissait sans doute pas les fédéralistes dans les partis nouveaux qui montaient sur le théâtre politique, dans les free-soilers, dans les républicains; il ne triompha point avec ces derniers, et pourtant les républicains étaient les successeurs indirects de Washington et d’Adams. Il faut rester fidèle à un parti, mais les partis eux-mêmes doivent subir la nécessité du temps et des circonstances, se laisser sans cesse pénétrer par la sève des instincts et des volontés populaires; le parti de la liberté n’est jamais un vieux parti.


AUGUSTE LAUGEL.