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mépris des fictions, l’impatience du désir, je ne sais quoi d’agile, de vif et de prompt qui se porte en tout sens et que rien n’arrête. Restées soumises à la couronne, les colonies américaines seraient demeurées sans doute ce que nous voyons aujourd’hui les colonies australiennes, un grand pays sans grandeur, vivant d’une vie réflexe et non d’une vie propre, sans art, sans littérature, sans originalité, instrument de civilisation encore matériel et grossier. La révolte brisa les vieilles traditions; des provinces méprisées devinrent une nation, et les principes de la révolution française y tombèrent comme des semences nouvelles. Dès que la lutte commence, les partis cachent en réalité sous leurs noms de guerre des affinités, des tendances ou françaises ou anglaises. La lutte est vive surtout dans les états qui conservent encore le nom de « vieille Angleterre » et dans la Virginie, qui s’appelle orgueilleusement the old dominion. Au plus fort de la guerre contre l’Angleterre, il y a là des âmes qui conservent pour la patrie lointaine, que Hawthorne a si bien appelée the old home, des préférences inavouées, de secrètes tendresses, une admiration tacite. On n’arrache pas d’un coup les racines qui plongent au fond même de la conscience. Les imposans tableaux de l’histoire, les chefs-d’œuvre d’une riche littérature, les émotions et les traditions religieuses, tout cela ne disparaît point des souvenirs et des âmes au premier souffle comme une couche de poussière. Les fédéralistes conservent le dépôt du passé, ils en demeurent les représentans, ils restent Anglais en dépit d’eux-mêmes. Au milieu des brillans gentilshommes français, Washington reste un gentleman. La hauteur des fédéralistes repousse l’idéal philosophique des démocrates, leurs maximes étrangères, leurs doctrines généreuses, confiantes, trop vagues, trop flexibles, trop complaisantes. L’un d’eux, que nous retrouverons dans ce récit, se moque plaisamment du « lait d’ânesse » de la philanthropie. L’amour de la liberté domine chez les fédéralistes, chez les démocrates, l’amour de l’égalité. Les premiers ont le formalisme, le ton grondeur, le goût de l’impopularité des vieux partis; les seconds ont l’inconséquence et la grandeur des aspirations, la légèreté confiante, le cynisme aussi des partis nouveaux. L’instinct aristocratique, bien plus enraciné que l’instinct monarchique dans la race anglo-saxonne, n’a pas tout cédé du premier coup à la passion démocratique; il s’est longtemps défendu dans les solitudes virginiennes, dans les vieilles universités, dans les temples épiscopaliens, dans les tribunaux, et jusque dans les comptoirs des riches marchands du nord.

Washington et Jefferson resteront dans l’histoire comme les types vivans et immortels de ces deux génies hostiles d’où le temps et les événemens ont tiré lentement le génie américain moderne, singu-