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fendre et venger les siens, comme si le sang versé même pour la plus juste des causes était toujours une sorte de crime aux yeux de celui qui fait lever son soleil sur les bons comme sur les méchans.

Dans une existence comme celle des pasteurs et des laboureurs bulgares, dans un pays où la conquête et le despotisme semblent vouloir rendre la misère éternelle, chez un peuple qui n’a pas, comme les Hellènes et les Roumains, le souvenir des glorieuses traditions littéraires d’Athènes et de l’Italie romaine, l’imagination ne saurait prendre l’essor qu’elle a dans les sociétés où le progrès de la civilisation assure à un grand nombre de personnes un loisir plus ou moins grand. L’amour même, qui donne tant d’élan aux facultés, laisse les Bulgares dans un calme relatif ; ils n’ont point cette admiration passionnée de la beauté que les Hellènes n’ont point complètement perdue, et qui donne à leur poésie classique un si merveilleux caractère. Aussi la manière dont ils expriment leur opinion sur les charmes d’une femme n’est-elle que la traduction de la simple sensation. Elle est « blanche » ou « agréable, » il est rare qu’on trouve des traits plus expressifs ; encore ces traits semblent n’indiquer qu’une sensation intense. Comparer une fiancée à la lune et au soleil, comme le fait un chant, n’est pas révéler les sentimens d’un cœur violemment épris. Cependant il peut arriver qu’une passion réelle s’empare assez fortement de l’âme d’un jeune homme et soit quelquefois poétiquement exprimée. « Une fraîche rose séchait dans le bois, — quelqu’un lui demanda pourquoi elle séchait, — Peut-être souffres-tu à cause de l’eau froide — ou de l’ombre épaisse ? — Je ne languis pas à cause de l’eau froide, — je ne souffre pas à cause de l’ombre épaisse, — je dépéris à cause de la belle jeune fille. » Ces ardeurs passionnées doivent être exceptionnelles, et on est porté à regarder comme une expression plus exacte des sentimens qui dominent chez les Bulgares des déclarations telles que celles-ci : « je ne veux point la blonde et la belle, — mais je veux que la fille soit honnête, — honnête et de riche famille. » Les mères ont soin de fortifier ces dispositions en recommandant de préférer aux jeunes filles « couleur de rose » les veuves qui ont douze enfans, pourvu qu’elles aient encore plus de biens solides que d’enfans. Les jeunes filles, les brunes comme les blondes (les chants font mention de deux types qui rappellent la double origine de la nation), font sans doute leurs rêves, mais dans ces rêves l’esprit positif se montre encore. « Oh ! quel songe je faisais ! — Trois beaux jeunes gens venaient. — Un d’eux me donna un voile ; — le second me donna un sequin ; — le troisième me donna un anneau, — me prit dans ses bras et m’embrassa. » Ces jeunes personnes qui calculent si bien tiennent cependant à ne point entretenir dans l’âme de ceux qui pourraient se consumer d’amour pour