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que ne lui assureraient ni sa bravoure ni son intelligence. Le Bulgare a conquis par le travail dans la péninsule une position qu’on ne saurait lui contester. Or, comme le travail mène à la richesse, et que la richesse est la puissance suprême dans toute époque démocratique, qu’elle tend à se subordonner de plus en plus les supériorités de l’esprit et du rang, ces goûts laborieux, qui donnent au Bulgare quelques traits de ressemblance avec le Germain, particulièrement avec le tenace Anglo-Saxon, sont intéressans à constater. Dans le chant du vieux Joan, le laboureur enrichi par son activité se montre à côté du pasteur fier de son opulence. La condition générale des cultivateurs bulgares est loin d’être aussi satisfaisante que celle de Joan, et les chants nous donnent souvent une étrange idée de la profonde misère dans laquelle vivent ces tristes sujets d’un gouvernement despotique. Une cabane, une charrue et deux bœufs pour labourer un coin de terre nommé jardin, voilà tous les biens d’un certain vieillard qu’un amour fort imprudent à son âge réduit à la dernière pauvreté. Un jeune homme non moins misérable, pareil aux noirs bipèdes décrits par La Bruyère sous Louis XIV, parle d’une chemise unique qui, n’ayant pas été lavée depuis trois ans, « s’est attachée à son corps. » Un mari, après avoir loué l’activité laborieuse de sa femme, ajoute mélancoliquement qu’elle n’avait pourtant pas de chemise pour Pâques, et qu’il est obligé d’en tresser une sur la montagne « avec de petites baguettes d’orme et d’if. » Deux chants jettent un jour lugubre sur les causes et les résultats de cette misère dont le tableau étonnerait beaucoup un paysan du canton de Vaud ou du Massachusetts. La blanche Badoslava raconte comment, toute l’année ayant été une année de troubles, son frère a dû l’abandonner. « La horde infidèle étant entrée dans notre pays, — mon frère me prit avec lui — et m’égara dans une route, dans un carrefour, — en me disant : Va, ô ma sœur, — par le chemin qui te plaît le mieux ! » Il n’est pas difficile de prévoir ce que deviennent ces pauvres abandonnées. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié comment l’auteur de Popovitza a montré à l’aide d’une fiction qui, hélas ! ressemble beaucoup à l’histoire le sort des victimes de la débauche musulmane. Sans avoir à craindre pour sa vie, Kalouda n’est guère plus heureuse.


« Kalouda passait — le long du bazar de Constantinople ; — elle vendait son blanc visage — et trafiquait de ses yeux noirs. — Un jeune Arménien lui dit : — Ô Kalouda, jeune kalouda, — pourquoi vends-tu ton blanc visage — et trafiques-tu de tes yeux noirs ? — Elle lui répondit doucement : — Mon frère Stoïan est enfermé — dans une noire et horrible prison. »


Parmi les peuples que les chants rendent responsables de tant de