Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

miracles opérés par de si faibles mains attestent assez que pour les Bulgares la puissance de l’homme du destin réside uniquement dans le pouvoir mystérieux dont il est l’instrument. Tous ces êtres si différens de forme, samovilas, dragons, hommes, doivent-ils être considérés comme la manifestation de forces libres ou comme le résultat du développement d’un ensemble dont ils sont des rouages plus ou moins importans? La formule célèbre : « l’homme s’agite, et Dieu le mène, » exprimerait assez exactement l’opinion des Bulgares. Il faut que tout ce qui est écrit sur le livre des destins s’accomplisse, telle est l’inébranlable conviction du Bulgare, exprimée avec toute la clarté désirable dans un chant qui raconte la curieuse entrevue de Martin avec la Peste. Le Serbe de son côté pense que le monde présente une succession d’événemens aujourd’hui favorables et demain malheureux. Selon les Hellènes, les Parques règlent les destinées des humains[1]. Les chants orientaux confirment donc l’idée qu’on se fait du fatalisme de l’Orient chrétien.


III. — LES PASTEURS ET LES LABOUREURS.

Les Serbes indépendans et les Serbes restés sous la domination ottomane sont loin d’avoir la même constitution sociale. Les fiers châtelains si poétiquement décrits dans les pesmas n’existent plus dans la principauté, mais ils ont des héritiers parmi les Bosniaques. Chez les Bulgares, l’unité sociale est plus complète. On ne trouve parmi ces paysans simples ni ces boyards qui avaient au commencement du siècle tant d’influence chez les Roumains, ni des seigneurs comme en Bosnie, ni comme chez les Albanais des chefs de clans conservant, malgré les progrès du système centralisateur, tant de débris des anciens privilèges. Faut-il en conclure que l’égalité absolue règne parmi eux? Pour qu’il en fût ainsi, il faudrait que le rêve attribué à Moïse pût se réaliser, que les fortunes restassent perpétuellement les mêmes, et que la richesse ne rendît pas à ceux qui la possèdent une partie des privilèges aristocratiques. En Bulgarie, où la vie pastorale constitue plus encore que la vie agricole l’existence de la nation entière, celui qui, comme le Job des Arabes, possède beaucoup de troupeaux devient par la force des choses une espèce de boyard dont les pachas envient l’opulence, et qui se sait assez riche pour montrer au besoin la générosité qui, d’après Corneille, suit « la belle naissance. »


« O vieux Joan, nouvel habitant de Bardjani, — le monde dit que tu as beaucoup d’hommes. — Je les ai, pacha, Dieu me les a donnés! — Deux cents faux vont faire ma moisson, — sans compter le reste des gens

  1. Voyez la Revue du 1er ’ août 1867.