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Qu’un Bulgare soit fier de recevoir une samovila pour épouse, on le comprend sans peine; mais on s’étonne de la résignation avec laquelle une « fille rose » parle de l’amour qu’un dragon lui porte depuis trois ans. Un autre chant va plus loin en-affirmant que, si depuis douze ans un dragon aime Stoïna, celle-ci aime le dragon. Ces sentimens peuvent s’expliquer par la conviction que le dragon est un être d’une nature supérieure, une forme miraculeuse qui cache un puissant esprit. Les Pélasges[1] se faisaient aussi une idée extraordinaire d’un héros né d’un serpent et d’une femme. Almutz, le héros magyar, le «fils de l’épervier, » est fils de l’oiseau Tural, symbole d’Attila. Dans deux chants bulgares consacrés aux amours de Stoïna et du dragon, la naissance de leur fils est présentée comme un prodige analogue aux avatars ou incarnations de l’Inde. Tandis que le ciel est serein, une nuée plane sur la maison de la jeune Bulgare, et un an après elle présente à sa mère un garçon dont la chevelure couvre les épaules, ce qui indique assez son origine miraculeuse. Ces croyances naïves indiquent que l’Oriental a, comme Carlyle, une grande foi dans le rôle des héros. Pour les Bulgares, le héros ne doit rien au milieu dans lequel il naît ou il grandit. Par ce dernier trait, la Bulgarie se rapproche hardiment de l’Asie, où Lao-tseu vient au monde avec une barbe blanche, où Çakia-Mouni, à peine né, annonce à l’univers étonné la mission qu’il doit accomplir pour le salut de l’humanité. Le garçon nu, misérable et sauvage que George de Temesvar trouve au bord de la mer se signale par des exploits dont se montre incapable Marko Kraliévitch lui-même. Dans un chant où apparaît la fameuse triade du monstre, de la vierge qu’il menace et du libérateur, le chien-dragon est vaincu par un enfant suscité évidemment par le destin.

Il est à regretter que la longueur de cette prodigieuse légende ne permette pas de la citer, car elle caractérise au plus haut degré la passion du surnaturel qui possède l’âme des Bulgares, et qui la fermera longtemps encore aux idées du monde moderne. La lune, dans sa conversation avec le soleil, qui est comme le prologue du chant, a raison d’appeler « grand prodige » la naissance de l’enfant célébré dans ce poème. Né d’une jeune veuve avec l’assistance de sept sages-femmes, il donne ses instructions à sa mère d’un ton fort décidé. Après trois jours de sommeil, il lui demande les habits, le coursier et les armes de son père, et va trouver son oncle Jankoula. Il le trouve tout occupé de noces splendides, attristées toutefois par un chien-dragon. L’enfant plonge dans le cœur du monstre son épée de Damas. Une fois les noces terminées, il invite son oncle et les conviés à venir assister à son baptême. De pareils

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1866.