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tirent des dépouilles sanglantes enlevées aux humains. Cette cité, aussi lugubre que la tente de Kharos[1], a pour poutres des « braves de choix ; » les matériaux sont empruntés à l’élite de notre espèce, comme si tout ce qui manifeste d’une façon plus remarquable l’individualité humaine devait exciter particulièrement l’envie des vieilles divinités de la nature, personnification des forces terribles qui dominaient et bouleversaient le monde avant l’apparition de l’humanité sur le globe. Dans un autre chant, où il s’agit d’une tour construite aussi dans l’air, l’ameublement, composé de pareils élémens, est confectionné par la samovila avec l’ardeur d’une ménagère bulgare travaillant à son métier. « Les bandelettes, elle les tissait — avec des braves choisis ; — les morceaux de drap, elle les fabriquait — avec des filles au blanc visage ; — le linge, elle le faisait d’épouses aux yeux noirs. » Voulant couvrir la grande tour avec « soixante-dix petits enfans, » elle demande aux vieillards de Prascovo des « villages peuplés le long. du Danube. » Les vieillards essaient comme Stana d’un système de concessions conforme aux prudentes habitudes des Bulgares ; ils proposent des montagnes garnies de hauts sapins qui peuvent servir de couverture à la tour. La samovila accepte, trouvant là une occasion d’exercer sa rage de destruction, et les fortes têtes de Prascovo échappent, grâce à cette connaissance du caractère des samovilas, au sort de la pauvre Stana. « La samovila se fâcha, — et elle gravit le mont ; — trois jours elle envoya la pluie, trois jours elle souffla ; — elle déracina les hauts sapins, — les hauts sapins et les pins, — et couvrit la tour élevée. » Apologiste de la Providence à sa façon, la poésie bulgare veut à toute force que les malheurs de l’humanité et les désastres de la nature servent du moins à des êtres intelligens.

Ici l’homme échappe à l’influence malveillante des forces naturelles par la prudence, que les Bulgares identifient avec la vieillesse, de même que l’Ulysse d’Homère triomphe par la ruse du colossal Polyphème. Dans d’autres mythes, le héros ose affronter ces derniers-nés du monde primitif, et même les obliger à reconnaître sa suprématie. Tel est ce Joan Popov, sorte d’Ajax rustique, vrai fils des terribles Finnois qui brûlaient les églises et les couvens. Popov semble n’avoir pas plus de souci des dieux nouveaux que des dieux anciens. Comme il va labourer le jour de Pâques, il rencontre une samovila, étonnée elle-même d’un projet aussi étrange. Au conseil qu’elle lui donne de retourner en arrière, Popov répond : « Va-t’en, va-t’en, samovila ! — Autrement je descendrai — de mon rapide

  1. Voyez la Revue du 1er août 1867. — L’exemple tiré ici de deux chants semble en contradiction avec ce qui est dit plus haut du caractère bienveillant des vilas de l’air ; mais, outre que c’est surtout dans les mythes que la règle souffre exception, les auteurs ont pu s’inspirer des chants grecs kharoniens.