Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 76.djvu/314

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notions, de mille sentimens sans rapport avec le christianisme, et je me trouvai tout ensemble vivant du siècle et vivant de la foi, homme de deux mondes avec le même enthousiasme pour l’un et pour l’autre, mélange incompréhensible d’une nature aussi forte que la grâce et d’une grâce aussi forte que la nature[1]. »

Si le père Lacordaire eût été moins croyant et plus philosophe, il eût mieux compris ce phénomène de la grâce agissant toujours dans le sens de la nature, alors même qu’elle en réprime ou en dompte certains instincts. Il eût vu que la grâce, inspiration intime et non extérieure, comme la théologie le prétend, ne pouvait agir de manière à changer entièrement une nature aussi libérale que la sienne. De pareilles métamorphoses ne se rencontrent que chez les natures où le libéralisme n’est qu’à la surface. Aussi est-ce de la meilleure foi du monde qu’il a pu dire, après tant d’agitations et de mécomptes, dans le dernier des écrits qu’il ait publiés : « Chrétien, nous sommes persuadé que c’est Jésus-Christ qui a introduit dans le monde l’égalité civile, et avec elle la liberté politique, qui n’est qu’une certaine participation de chaque peuple à son propre gouvernement; catholique, nous vénérons dans l’église une cité spirituelle fondée par Jésus-Christ, indépendante de tout empire humain dans l’orbite qui lui est propre, et dont la liberté n’est autre chose que la liberté même des âmes dans leur rapport avec Dieu... Il est vrai que des dissensions invétérées ont aigri le cœur des hommes, et que l’église, l’Italie et le monde, loin de s’entendre, s’accusent réciproquement des malheurs qui les menacent et de ceux qui les accablent déjà; mais cette erreur est-elle donc sans remède? N’y a-t-il nulle part, au-dessus des conceptions et des haines vulgaires, un sommet où l’on puisse mieux juger des intérêts de tous, et se rapprocher par le spectacle même de ce qui nous désunit? Je l’ai toujours cru, je le crois plus que jamais. Étranger à tous les partis, hors celui de la justice et de la vérité, je n’ai versé aucune parole d’amertume et de découragement dans les blessures de l’église, ni dans celles du monde. Je ne le ferai pas davantage à l’heure qu’il est, heureux au contraire si, à force de calme et d’équité dans des questions ardentes, je puis adoucir en quelques cœurs amis ou ennemis la passion qui trompe, la douleur qui égare, le désespoir qui pousse à toute extrémité la pensée et les événemens[2]. » L’esprit du père Lacordaire n’est pas tout à fait aussi sûr que son cœur; il avait plus d’élévation que de justesse dans les idées, parce qu’il avait plus d’imagination et de sentiment que de raison et de logique : voilà pourquoi sa philosophie religieuse valait mieux que sa science. Si

  1. Correspondance du révérend père Lacordaire et de Mme Swetchine, p. 69.
  2. De la Liberté de l’Église et de l’Italie, p. 6 et 7.