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L’abbé Bautain est un ancien professeur de philosophie qui n’a nullement porté dans les choses de la foi les habitudes de l’enseignement scolastique. Plus moraliste que théologien, s’il s’est épris un moment du naturalisme mystique de l’école de Munich, il a vite compris quelle était sa vraie vocation, et appliqué à la direction et à l’enseignement des âmes les facultés d’un esprit fin et délié, d’une volonté persévérante dans la poursuite du but. Ce n’est point la science des textes qui l’intéresse, c’est la science des âmes. La plupart de ses livres et les plus importans ont pour objet soit d’exposer les principes de la morale chrétienne, soit d’en appliquer les règles à l’éducation et à la conduite dans le monde des chrétiens et surtout des chrétiennes, dont il s’est fait le directeur spirituel. La critique religieuse, allemande ou française, semble avoir été le moindre de ses soucis, puisqu’il ne lui a pas consacré une seule page de ses écrits.

Le père Gratry au contraire est plutôt un théologien qu’un moraliste; il entend mieux la polémique que la direction ou l’enseignement méthodique. Il sait les textes et s’en sert habilement. Théologien de la famille des Tertullien plutôt que de celle des Malebranche, il conçoit tout avec imagination et juge tout avec passion. C’est un écrivain qui n’a rien de commun dans sa manière de penser et de dire, qui relève par une certaine beauté de forme, par une grande élévation de sentimens, une théologie mêlée de formules scolastiques, de mouvemens mystiques et de comparaisons scientifiques, où l’église catholique retrouverait parfois difficilement la pensée véritable de son dogme. Très exercé à la discussion des textes, il a pu rectifier certaines inexactitudes échappées à l’auteur de l’Histoire critique de l’école d’Alexandrie et à l’historien de la Vie de Jésus; il n’a point réussi à infirmer la thèse générale développée par chacun de ces deux écrivains. L’introduction des idées et des formules de la philosophie grecque dans la formation et le développement de la théologie chrétienne reste un fait acquis à la critique, aussi bien que l’explication naturelle et vraiment historique, sauf quelques détails, de la légende du Christ. L’examen et la discussion d’une exégèse qui fonde ses conclusions sur la critique des textes étaient une entreprise bien plus digne de son talent et de sa science que son étrange acharnement à poursuivre sous un titre injurieux une école et une méthode qu’il entend mal. Assurément il est bien permis au père Gratry de ne pas comprendre une dialectique dont les disciples les plus forts du maître ne sont pas sûrs de connaître le secret; mais ce qui ne l’est à aucun adversaire loyal, c’est d’appliquer à cette école et à cette méthode les noms malséans de sophiste et de sophistique. Le père Gratry est assez versé dans l’histoire de la philosophie pour ne pas